Ultime coup d’éclat

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Romain Gary n’a pas voulu quitter la scène sans un ultime coup d’éclat.

L’auteur que l’on disait sur son déclin a confié à la postérité la révélation de son subterfuge : il était à lui seul deux auteurs et obtint deux fois le prix Goncourt.

Vie et mort d’Emile Ajar est sa dernière tirade d’acteur, qui bien que préparée avant sa mort, a été publiée quelques mois après son suicide.

Le suicide de Romain Gary surprend car il a lieu au moment où l’auteur, au sommet de sa gloire, allait savourer les effets du plus magnifique coup d’éclat survenu dans le monde des lettres depuis la guerre[1]. Mais si Romain Gary abat le rideau le 2 Décembre 1980, c’est que seule lui importait la fin de la pièce et qu’il restait indifférent aux applaudissements.

Dans le concert d’applaudissements il y eût toutefois quelques sifflets. La presse ne sût trop comment présenter cet homme aux multiples métiers, et à l’œuvre inclassable autant que variée. D’une façon générale, après une tentative de biographie succincte, les journaux ne reflétaient que l’aspect spectaculaire de l’événement.

En matière de pseudonymes, Romain Gary n’est pas un novateur. On se souvient de James Macpherson inventant le poète Ossian dont il a imaginé toute l’œuvre avant de le faire « renaitre » du cénacle des Anciens. Il y eut aussi Fernando Pessoa, écrivain portugais, qui publia deux œuvres, dans deux langues, sous deux noms sa vie durant. Sans oublier Boris Vian, inventeur d’un authentique écrivain noir : Vernon Sullivan.[2]

La mode est toujours aux pseudonymes qui parfois quittent le monde artistique pour cacher des écrits politiques. La mystérieux Caton serait le nom de guerre de Catherine Nay et Albin Chalandon, et François Marie Arouet ne serait autre que le gendre de Valéry Giscard d’Estaing. On sait aujourd’hui que le président Edgard Faure a écrit des romans policiers sous le nom d’Edgar Sanday.  Lorsque ce n’est pas la publicité, c’est la discrétion qui est à l’origine des noms d’emprunts. Or, le détachement de Romain Gary, si l’on peut suggérer cet euphémisme, avec lequel il a laissé Ajar vivre sa vie sans se soucier de publicité ou de prestige est étonnant.

En effet, on avait vu surgir le nom de Romain Gary lorsque la presse s’était enquise de soulever le voile d’Ajar. Cette « recherche du père » est restée très superficielle, d’autant que Gary s’est empressé de démentir dès l’instant où les soupçons se sont portés sur lui. Cynique, Gary n’a pas craint d’affirmer qu’il fallait attribuer les troublants points communs entre son œuvre et celle d’Ajar à la puissante influence qu’un écrivain de sa stature exerçait sur les jeunes auteurs.

Toutes les ruses étaient bonnes pour brouiller les pistes ; il ne fallait pas trahir Ajar. Car bien au-delà du « scoop » ou du scandale, Romain Gary était animé par une autre ambition, une douloureuse exigence, celle de se surpasser, de repousser les limites de ses performances de créateur.

Le public a toujours accueilli les romans de Gary avec chaleur et ses autobiographies avec compassion. De La promesse de l’aube on a retenu une belle histoire d’amour, des Racines du ciel une croisade écologiste avant la lettre, et de Chien blanc une dramatique et originale histoire d’animaux, un Lassie chien fidèle qui aurait pour cadre l’envers du décor hollywoodien. Si Romain Gary a su se faire aimer, il n’a pas toujours su se faire comprendre : c’est entre les lignes que l’auteur révèle son vrai visage, sa véritable angoisse. L’humour de Romain Gary jette un voile fragile sur un cynisme cinglant et le rire est là plus qu’ailleurs la politesse du désespoir. C’est de cette informulable angoisse que se nourrit l’auteur et c’est par le seul pouvoir de suggestion qu’il donne à son œuvre son intensité dramatique.

Si la postérité retient le nom de Romain Gary, ce sera certainement pour évoquer l’auteur qui, sous deux noms, a obtenu deux prix Goncourt.

Mais au-delà du double prix, la seule consécration que Gary en attendait était une preuve tangible de son ubiquité, de son dédoublement.

Ce dédoublement dépasse l’œuvre : non satisfait de s’incarner dans plusieurs personnages de romans, il s’incarne dans plusieurs auteurs. Mêmes ses vies, privée et publique, n’échappent pas à ce souci. Dans la succession d’activités qui l’entraine de l’armée à la diplomatie, puis au cinéma, il tente en permanence de muer, de laisser derrière lui sa vieille peau, de se semer lui-même dans cette course à l’absolu.

Mais au-delà de ces multiples changements, on peut reconstituer à la fois l’homme et l’œuvre : derrière ces deux vies il y a un seul homme ; derrière ces deux œuvres il y a un seul auteur.

Première partie : deux vies, un homme

Chapitre I : l’homme public

Fier de son sang tartare, né en Russie d’une actrice dont le talent s’est exercé, si l’on en croit le récit qu’en fit son fils, davantage dans la vie que sur les planches, Romain Gary est un personnage haut en couleurs. Le mystère qui entoure sa naissance lui permet de laisser entendre qu’il eût pour père la vedette du cinéma muet Ivan Mosjoukine.

Sa triple activité : militaire, diplomate et écrivain, lui vaut une réputation d’aventurier dont il avouera à Jacques Chancel avoir souffert[3].

Par ailleurs, la parution de chaque roman, presque un par an, accentue le relief de l’homme et de l’œuvre.

Outre l’œuvre littéraire, Romain Gary livre à la presse articles et reportages, notamment dans les années 1965-1975.

Le Monde, Le Figaro, France-Soir ou Paris-Match offrent parfois un témoignage sur la peine de mort[4], sur les réserves africaines[5], ou sur Djibouti [6]. Sa collaboration à divers magazines américains, tels Travel & Leisure et Life est importante.

Par ailleurs, sa position d’ancien aviateur de la France libre décoré de la croix de guerre et de Compagnon de la Libération le place souvent sous les feux de la rampe politique. C’est ainsi qu’il prend part et prononce un discours au congrès UDR de Nice en 1963 [7].

Sa première autobiographie révèle l’exigence d’une mère qui l’a élevé dans la poursuite d’une ambition démesurée, ambition qui fécondera et épuisera l’homme et l’écrivain, ambition résumée dans La promesse de l’aube :

« Ma mère alla tout droit au consulat de France et entreprit énergiquement des démarches pour nous faire admettre comme résidents dans ce pays où, écrivait-elle, «mon fils a l’intention de s’établir, étudier, devenir un homme ». Mais là, je suis sûr que l’expression dépassait sa pensée et qu’elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle exigeait ainsi de moi ».

Car c’est dans l’enfance que Romain Gary contracte cette poignante et excessive « dette » envers une mère qui lui fera parvenir de lyriques exhortations à gagner ses lauriers de héros pendant trois ans alors même qu’elle meurt quelques mois après le départ de son fils pour l’Angleterre [8].

Le cordon ombilical rompu, Romain Gary n’aura de cesse de rembourser sa « dette d’amour » et de combler sa mère en devenant « Ambassadeur et écrivain », ce qui lui fera dire lorsque parait son premier roman en 1945 :

« (…) je savais avec quelle joie elle allait tourner les pages du livre dont elle était l’auteur » [9]

C’est un homme chez qui mûrit un désir secret, aigu et constant de surpassement, un homme divisé qui va affronter deux mondes : le monde professionnel à travers l’armée et la diplomatie, et le monde artistique à travers le cinéma et la littérature.

Le monde professionnel

Etudiant à la faculté de Droit d’Aix en Provence, puis de Paris, il effectue, une fois sa licence en poche, une préparation militaire qui le conduit dans l’armée de l’air. Démobilisé en 1945, ses décorations et son prestige de Compagnon de la Libération lui attirent deux propositions : la direction d’une chaine de maisons closes et un poste de secrétaire des Affaires étrangères[10].

Plus au fait du commerce charnel, si l’on en croit son autobiographie[11], que de la diplomatie, Romain Gary choisi néanmoins les Affaires étrangères.

Après sept années d’armée de l’air, il sera quinze ans diplomate et terminera sa carrière prématurément en 1960 alors qu’il occupe le poste de Consul général de France à Los Angeles. Il occupera toutefois un autre poste officiel pendant dix-huit mois, lorsqu’il entre en 1967 comme chargé de mission auprès du ministre de l’Information.

L’armée

Un cercueil recouvert d’un drapeau aux couleurs nationales porté par onze aviateurs, des décorations sur un coussin, une fanfare militaire et ses roulements de tambours ; c’est au combattant Romain Gary, au résistant Compagnon de la Libération que ses amis rendaient hommage dans une cérémonie solennelle aux Invalides, Mardi 9 Décembre 1980, une semaine après son suicide.

Un secrétaire d’Etat représentant le gouvernement, entouré de personnalités du monde politique et des lettres tels que Jean d’Ormesson, Michel Droit, Maurice Druon, Claude Roy et Jacques Chaban-Delmas assistait à l’enterrement d’un homme dont cette assemblée avait partagé un jour l’épreuve, les aspirations, ou plus simplement la profession.

L’ultime souhait de Romain Gary aura été de marquer jusqu’à sa mort son attachement à la seule communauté humaine à laquelle il affirmait avoir appartenu : la France Libre.

Romain Gary, qui pour l’état-civil est encore Romain Kacew, entre à l’école de l’Air de Salon de Provence au terme d’une préparation militaire en 1938. Sa récente naturalisation le frappe d’un ostracisme qui en fait le seul élève de sa promotion à n’être pas élevé au grade de sous-lieutenant. Il est toutefois nommé caporal-instructeur.

La guerre le surprend à Salon, le conduit à Bordeaux et il lui faut peu de temps pour affermir sa conviction que le bon camp est en Angleterre.

En effet, la France est pour Romain Gary une métaphore forgée par ses lectures, l’ambition de sa mère et surtout le sentiment idéaliste que ces deux influences le conduisent à nourrir envers cette patrie qui est sa terre de promission. Enfant en Pologne, sa mère l’inscrit dans un lycée français, et l’essentiel de ses lectures sont Les fables de La Fontaine.

« Apprenez le français dans « Le chat botté », donnez la liberté au monde, prenez la Bastille avec un bicorne en papier et un sabre de bois, regardez un pays que vous ne connaissez pas dans le regard de votre mère, apprenez-le dans sa voix émerveillée, et essayez ensuite, à l’âge d’homme, de vous en débarrasser ; même un séjour prolongé en France ne vous y aidera pas [12] ».

C’est ce qui le conduit à affirmer : « Je n’ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent : ma mère et le général de Gaulle [13] ».

Identifiant dans un même élan passionnel la Patrie, sa mère et son devoir envers elles, il mènera sa guerre en Afrique, au Moyen-Orient et en Angleterre où il écrira son premier roman : Education européenne, qui recevra le prix des critiques à sa parution en 1945.

Trois fois blessé, il rentrera de la guerre Capitaine, décoré de la croix de guerre, Compagnon de la Libération et profondément marqué par cette exaltante et cruelle aventure humaine dont un grand nombre de protagonistes ne revint pas vivant et envers qui il nourrit au fil de son œuvre, jusqu’à son dernier roman Les cerfs-volants une immense nostalgie et pour lesquels il avoua : « Tout ce qui reste en moi de vivant leur appartient ».

Cette épreuve ne devait toutefois pas entamer son énergie ni sa conviction que les plus hautes destinées prédites par sa mère l’attendaient encore.

Puisque depuis Clausewitz la politique n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens, c’est tout naturellement vers la diplomatie que s’oriente Romain Gary en 1945.

La diplomatie

Les événements semblent servir les prédictions de madame Kacew, puisque le capitaine Kacew et le célèbre auteur Kacew-Gary sont pressentis pour un poste de secrétaire des Affaires étrangères en 1945.

D’abord secrétaire d’ambassade à Sofia, puis à Berne (1949), à la délégation française des Nations Unies (1952) et enfin à Londres (1955), Romain Gary termine sa carrière à Los Angeles où il est Consul général jusqu’en 1960. Il est mis en disponibilité à sa demande l’année suivante.

Parmi les dix premières années d’exercice diplomatique, rien n’appelle l’attention si ne n’est les pages consacrées à cette époque dans La nuit sera calme.[14] Etre diplomate en Bulgarie en 1946 ne semble toutefois pas un métier de tout repos si on juge par le nombre d’avenantes personnes et de photographes clandestins qui occupent la scène et le plus souvent les coulisses diplomatiques[15].

Mais l’écrivain ne cède en rien au diplomate. Pendant cette période, Romain Gary publiera cinq romans[16] dont un publié sous un pseudonyme, qui est une satire des mœurs politiques et diplomatiques à l’O.N.U.[17] Le lien entre l’exercice professionnel et l’écriture est très fort. Tout l’idéalisme déçu du diplomate est exploité sans vergogne par l’écrivain. Deux livres témoignent de l’inspiration directe du récit dans la vie professionnelle : Tulipe et L’homme à la colombeTulipe, sous la forme d’une pièce de théâtre, restitue les angoisses et l’inconfort moral inhérents à la fonction et aux charges du diplomate ; les deux ouvrages ont une forme similaire et sont une façon d’interpeller à l’extérieur et de dénoncer un danger étouffé à l’intérieur. On trouve dans Tulipe un cynisme qui deviendra la plus puissante protection du diplomate et de l’écrivain contre le « réel » : « la plus cruelle dictature que l’homme ait jamais eu à subir».[18]

Le diplomate et l’écrivain sont un même homme, mais le diplomate souffre de ne pas plier la réalité à sa volonté, et charge l’écrivain d’exorciser son malaise par un coup de plume rédempteur.

On assiste, dès Tulipe, son deuxième roman, à ce phénomène qui est la caractéristique propre du style de Romain Gary, l’évacuation instantanée par l’écriture de toute réalité qui ébranle l’ordre psychologique et affectif de l’homme.

L’ironie et le cynisme culminent dans Le grand Vestiaire qui trahit, sous un humour caustique, brûlant, la volonté de rétablir sur le papier une justice bafouée dans la vie. C’est dans Le grand vestiaire que l’on voit apparaitre sa théorie de symétrie[19], inspirée sans conteste par le jeu des orateurs dans la tribune de l’O.N.U où siège Romain Gary. C’est dans le même livre que le personnage du Baron, qui reparaitra dans de nombreux romans, fait son entrée dans l’œuvre de Romain Gary,  incarnant le destin qui tire les ficelles animant les pantins qui occupent en l’occurrence les Nations Unies.

Plus tard, « Europa »[20] mettra en scène un diplomate, l’ambassadeur Danthès, cruellement désillusionné mais nullement aigri. Le diplomate comme l’auteur exigent de l’art l’image de la perfection que la vie interdit ou soustrait à la main humaine, cette main qui ne peut saisir la septième balle[21].

« L’homme à la colombe » est un individu qui hante la nuit les couloirs de l’immeuble des Nations Unies mais dont le symbolique volatile ne rachète pas ou n’adoucit en rien les discours de Vychinski qui évoque la liberté des peuples et les droits de l’homme d’une main et fourbit de l’autre les plus sanglantes purges[22].

Le monde artistique

C’est à partir de 1961, date de sa mise en disponibilité du Quai d’Orsay, que Romain Gary se consacre à plein temps au journalisme et au cinéma. Sa position de diplomate à Los Angeles lui permit, de 1956 à 1960 de rencontrer le milieu du cinéma. Avant de mettre en scène ses propres films, (Les oiseaux vont mourir au Pérou, 1968 et Kill 1972) Romain Gary travaille à l’adaptation de scénarios et à la correction de scripts.

Sa fréquentation assidue de la Mecque du cinéma et des stars de l’époque enrichira par ailleurs sa distribution littéraire personnelle. Le profil de la protagoniste de la nouvelle « Les oiseaux vont mourir au Pérou » est sans conteste empruntée à la palette hollywoodienne.

Mais l’intrusion de Romain Gary dans le cinéma ne durera qu’un temps. Sa plus constante activité, la littérature, l’accaparera à nouveau sans relâche de 1972 à 1980.

Le cinéma

A Los Angeles et surtout à Hollywood, Romain Gary découvre un monde nouveau, fascinant et déroutant, qui offre à la curiosité du romancier une collection de personnages propres à combler le « collectionneur d’âmes » selon le titre qu’on lui prêtera dans la presse.

Littéralement happé par Hollywood, il se livre corps et âme au monde du cinéma puisqu’il épouse une star et galvaude son talent littéraire dans des scripts.

La rencontre de Romain Gary et de Jean Seberg est un événement qui retentira longtemps et pesamment sur la vie privée mais aussi artistique de l’auteur. Issue du milieu le plus modeste et puritain du middle-west, Jean Seberg est propulsée à Hollywood par Otto Preminger qui en fait une Jeanne d’Arc pour un film qui ne connaitra toutefois pas le succès attendu.

Très vite, Jean Seberg se sent une impérieuse vocation de militante ; vocation latente depuis l’adolescence puisqu’à quatorze ans elle adhère au Mouvement national pour la promotion des gens de couleurs (en anglais N.A.A.C.P) de son village. Son père qui tient boutique à Marshalltown, devant une idée aussi saugrenue n’a qu’un mot : « les gens vont croire que tu es communiste[23] ». Mais son tempérament la pousse à défendre toute cause stimulant son idéalisme et sa générosité. Plus tard, une grande partie de ses cachets d’actrice alimentera diverses communautés et organisations noire, dont les Blacks Panthers[24].

L’Amérique de 1960 perd déjà de son assurance ; c’est l’époque où divers foyers de contestation se forment sous l’impulsion de hippies, des gays et surtout des noirs, notamment en Californie et dans le sud. Lorsque Jean Seberg arrive en Californie, elle porte en elle le sentiment de culpabilité que développent souvent une éducation luthérienne (ce que Romain Gary appelle « le poison intime du péché originel ») [25] et une foi naïve en l’application des bons sentiments. Aider lui permet d’apaiser ses contradictions, et elle se fera exploiter sans vergogne par toutes sortes de « représentants de minorités opprimées » qui auront cet avantage d’offrir à l’actrice le sentiment de son rachat.

Le meilleur témoignage de ces années à Hollywood passées avec Jean Seberg, Romain Gary l’offre dans Chien Blanc. Une parenthèse doit être ouverte autour de ce livre singulièrement conçu. Il se présente sous une triple forme : c’est un récit autobiographique, un témoignage journalistique et un roman.

L’autobiographie est construite autour de la vie commune de l’auteur et de Jean Seberg en Californie. L’actrice de cinéma est alors au plus fort de son engagement dans la cause des noirs. Elle soutient activement les Blacks Panthers et une tentative d’école pour enfants noirs destinée à les soustraire à la haine raciale ambiante, l’école Montessori[26].

Romain Gary jette sur l’activisme de sa femme un regard fait de désillusion et d’indulgence. Il dira plus tard « Quand vous vous êtes tapé le monde plusieurs fois, vous souffrez devant l’être jeune que vous aimez qui commence sa quête et refait le même, si difficile, chemin » [27]

La générosité de Jean Seberg est alors sollicitée par un noir américain du nom d’Allen Eugen Donalson, qui se fera appeler Hakim Abdullah Jamal et s’attribuera une parenté avec Malcolm X [28].

Les rencontres Gary-Jamal donnent lieu à d’épiques apostrophes, d’autant que Jamal, sa famille et ses amis habiteront un temps dans la maison des Gary, en l’absence du couple.

De tous les postes occupés par Romain Gary c’est certainement le dernier, à Los Angeles, qui a été le plus fécond. Consul général de 1956 à 1960, Romain Gary fait une incursion dans le monde du spectacle pour le moins retentissante puisqu’il épouse, en 1963, une star de l’empire mondial du cinéma qu’est Hollywood. Là plus qu’ailleurs les personnages marquants, les individus les plus signifiants transparaitront dans l’œuvre. Hollywood est cette amphore où décantent les turpitudes humaines pour en offrir le marc, ce concentré épicé qui nous est livré dans les romans.

En demandant son congé au Quai d’Orsay, Romain Gary se jette dans une nouvelle vie, poussé par cet inaltérable appétit de renouvellement qui « … fait de moi un romancier ; j’écris des romans pour aller chez les autres [29] ».

Romain Gary se mue aussi en journaliste et émaille son roman de descriptions des émeutes noires à Chicago en 1968 [30] et, courant d’une révolution à l’autre, du même mois de Mai à Paris. La description s’accompagne d’une réflexion sur le problème noir au travers d’un dialogue avec un dirigeant du ghetto, ami de Romain Gary. [31]

Le problème racial constitue en fait la trame du roman lui-même, dont le protagoniste est un chien, appelé chien blanc. Les personnages du roman sont Jean Seberg, ce chien d’émeute dressé par la police pour attaquer les noirs, un dénommé Keys qui est la « clé » de voute de l’œuvre, celui qui actionne le mécanisme du drame, et Romain Gary lui-même, bien qu’affirmant : « Dix-sept millions de noirs à la maison, c’est trop, même pour un écrivain professionnel. Tout ce que ça va donner, avec moi, c’est encore un livre. J’ai déjà fait de la littérature avec la guerre, avec l’occupation, avec ma mère, avec la liberté de l’Afrique, avec la bombe, je refuse absolument de faire de la littérature avec les noirs américains.[32]»

Romain Gary nous donnera pourtant, contraint d’évacuer son angoisse dans un livre, un de ses plus beaux ouvrages.

Une troublante interprétation s’impose, à la lecture de ce livre, qui met en évidence le lien entre la réalité de la vie du couple et l’inspiration de l’auteur.

Keys est un noir américain, qui par ailleurs ressemble à Malcolm X [33], responsable d’un zoo, dont le métier consiste à extraire le venin des serpents (« dommage que ce soit tellement plus difficile avec les hommes », dira Romain Gary) et entre les mains duquel Romain Gary placera le chien afin de le « soigner ». Le chien devient alors le symbole de l’humanité tout entière, l’instrument sublime par lequel l’homme a enfin l’occasion de vaincre le mal et incarne de surcroît l’être innocent objet d’un enjeu qui le dépasse. Or, au fil du roman, le chien, symbole vivant de l’amour, est directement associé à la mère de Romain Gary [34], et plus généralement à Jean Seberg qui a pour toute chose et pour tout homme le regard innocent, candide, le regard de tendresse que Romain Gary voudrait attribuer à l’humanité envers elle-même. Lorsqu’il va voir son chien pensionné au chenil, il dit : « J’ai envie de voir ce que je deviens ».[35]

De même cette identification apparait lorsque, renonçant à tuer le chien après avoir découvert son vice, il dit « j’ai l’impression d’avoir raté mon suicide »[36].

Enfin les dernières pages du livre confient : « c’est assez terrible d’aimer les bêtes. Lorsque vous voyez dans un chien un être humain, vous ne pouvez pas vous empêcher de voir un chien dans l’homme et de l’aimer »[37].

Ainsi Jean Seberg-Chien blanc sont le jeu de Keys-Jamal qui affichent les meilleurs sentiments pour nourrir une cause qui se résout dans la haine : Keys « retournera » le chien, re-dressé pour mordre les blancs, qui deviendra fou et mourra, et Jamal jouera sans vergogne avec la psychologie de Jean Seberg pour obtenir de l’argent mais aussi une introduction dans le milieu richissime du cinéma, et surtout une plus obscure satisfaction, celle d’enfreindre les tabous, religieux, sociaux, raciaux, sexuels, qui maintiennent l’Amérique blanche dans son carcan.

Cependant, toute explication voulant faire de Jean Seberg une victime et de Jamal un manipulateur cynique serait incomplète. L’histoire du couple Seberg-Jamal s’inscrit dans un contexte psychologique propre, et qui, pour le romancier, vient aussi illustrer sa vision de l’humanité.

Enfin, Chien blanc contient le rappel de ce que fut l’expérience diplomatique de l’auteur aux Nations Unies, expérience amère qui retentira longtemps dans son œuvre.

Chien blanc fait reparler de lui, au cinéma cette fois, lorsque Samuel Fuller réalise un film en 1982 intitulé Dressé pour tuer, inspiration édulcorée du roman.

La contribution de Romain Gary au cinéma est importante. De ses romans, huit adaptations seront tentées, qui réalisent ce tour de force d’être aussi médiocres et décevantes les unes que les autres, malgré la variété et la qualité des réalisateurs.

Ces films sont :

  • Les racines du ciel. 1959 . John Huston
  • Lady L. Peter Ustinov
  • La promesse de l’aube. 1970. Jules Dassin.
  • Claire de femme. 1979. Costa Gavras.
  • La vie devant soi. Moshé Misraï.
  • Gros câlin. 1979. Jean-Pierre Rawson
  • Au-delà de cette limite. Georges Kaczender
  • Dressé pour tuer. 1982. Samuel Fuller.

Par ailleurs, Romain Gary réalisera lui-même deux films :

  • Les oiseaux vont mourir au Pérou en 1968
  • Kill (d’après Chien blanc) en 1972

Les oiseaux vont mourir au Pérou mettent en scène Jean Seberg mais le propos du film est difficile et l’Amérique, comme la France d’alors, n’acceptent pas que la question de la sexualité soit portée à l’écran.

Kill ne connaitra pas de meilleur destin.

La littérature

Médiocrement satisfait de l’apport du cinéma, Romain Gary retourne à ses premières amours, et y reste fidèle jusqu’à la fin. L’écriture prend dans sa vie une place grandissante, jusqu’à l’événement Ajar et son suicide.

L’auteur, mensualisé par Gallimard, qui conclut son séjour américain à la table du président Kennedy, est l’homme qui a accompagné une des plus belles actrices d’Hollywood à Paris, et possède une table chez Lipp.

La presse réserve un accueil partagé mais toujours fidèle à une production littéraire qui s’accélère. A partir de 1960, Romain Gary publie un ouvrage par an. Il en publie deux en 1962 : Johnny cœur, et Gloire à nos illustres pionniers. En 1974, il en publie trois : La nuit sera calme, Les têtes de Stéphanie sous le pseudonyme de Shatan Bogat et Gros câlin sous le pseudonyme d’Emil Ajar.[38]

En 1975, la parution du roman Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable vaut à l’auteur un surcroît de publicité. En effet, le sujet est en lui-même une valeur sûre : virilité et déclin sexuel d’un industriel de 59 ans, amoureux d’une belle brésilienne. Romain Gary, cette année-là, a chatouillé le point qui fait monter les courbes des chiffres de vente. Cette même année, le journaliste Jacques Chancel l’invite au micro de Radioscopie à France-Inter pour s’expliquer longuement sur ce sujet. En l’écoutant attentivement, on attrape au vol une phrase qui peut paraitre anodine : « un pseudonyme, à Paris, est toujours percé ».[39] Plaisir d’orgueil que se donne Romain Gary car ce que le public ignore, c’est que cette même année, La vie devant soi sort en librairie.

Enfin, en 1979, Romain Gary publie simultanément Les clowns lyriques sous son nom, et L’angoisse du roi Salomon sous le pseudonyme d’Emil Ajar.

Il faut souligner ici la technique qu’a constituée, pour Romain Gary, la publication de deux fois le même roman sous deux titres différents : c’est le cas des Clowns lyriques, qui est la version épurée des Couleurs du jour publié en 1952. Les clowns lyrique est le titre de la deuxième partie des Couleurs du jour. C’est aussi le cas de La bonne moitié publié en 1979 qui présente sous la forme d’une comédie dramatique en deux actes Le grand vestiaire publié en 1946.

De la vaste comédie qui se joue à la tribune des Nations Unies, Romain Gary conserve une impressionnante collection de dépouilles que l’on retrouve disséminée dans son œuvre.

L’ambassadeur Danthès devient progressivement fou[40], le consul Ponchardier est un homme diabolique, qui vit dans l’enfer de Djibouti ses dernières heures de gloire[41], l’ambassadeur comte de N. résiste à la folie en jouant du luth en cachette[42], et le diplomate Allan Donahue meurt après s’être débattu pour échapper à l’angoisse[43] . Donahue a vu son ami Nicolas Stavrov pendu en Bulgarie après la guerre[44]. Stavrov, c’est Petkov, chef du parti agraire bulgare et président de l’Alliance française pendu par Dimitrov en 1946, ami de Gary qui est en poste à Sofia[45].

Par ailleurs, il faut signaler la seconde tentative, après Fosco Sinibaldi, de pseudonyme de Romain Gary. Lorsque paraît Les têtes de stéphanie c’est sous le nom de Shatan Bogat[46]. De plus, dans ce cas, Romain Gary a voulu donner à son livre une forme de roman policier. La sortie du livre est un échec commercial. Quelques semaines passent, et Gallimard entame une seconde campagne publicitaire révélant que l’auteur n’est autre que Romain Gary. Le livre se vend alors largement. Cet épisode n’aura certainement pas été sans enseignements pour la troisième et ultime tentative de publication d’ouvrage sous un nom d’emprunt.

 

Chapitre II : L’homme clandestin.

Le diplomate-écrivain, séducteur-aventurier, celui qu’on appellera le « consul sexuel de la côte Ouest », l’homme dont le nom résonne sous les lambris des dîners parisiens se révèle un auteur torturé, qui torture ses personnages de romans.

Une enfance nomade, racontée dans La promesse de l’aube, et une adolescence intériorisée seront le fragile terreau d’où lentement germera un auteur. Le plus étrange paradoxe est que ces romans thérapeutiques où l’amour et la beauté sont célébrés avec vigueur et conviction, baume analgésique de l’auteur qui écrit comme autrefois on saignait un patient pour le libérer de ses humeurs, finissent toujours mal, ont tous en commun un douloureux et parfois cruel dénouement.

Si de ce terreau naissent des fleurs, ce sont bien celles du mal, mais on ne retient généralement du bouquet que la rhétorique car si l’homme est clandestin par nature, il l’est aussi par esthétisme.

Dans la vie, Romain Gary frise parfois le dandysme. Il offre aux photographes un visage cuivré souvent surmonté d’un feutre noir, et plus généralement une image qui correspond assez peu à celle que l’on peut prêter à un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay.

L’œuvre est plus révélatrice car d’une grande et constante ambiguïté. Outre un usage répété de pseudonymes, Romain Gary se livre à un incessant jeu de cache-cache entre ses personnages, lui-même et le destin. La notion de destin revient souvent dans son œuvre : « …les rapports personnels que chacun imagine entretenir avec le destin … »[47]. C’est pour mieux tromper son destin – pour y échapper ? – que Romain Gary s’incarne dans des personnages doubles. Paul Pavlowitch qui, lui, incarnera Emil Ajar pour le public, a dit au sujet de Romain Gary : « Ses livres sont ses faux papiers, et le mettent à l’abri de tout contrôle ».[48]

Le jour où l’œuvre ne suffit plus à détourner son angoisse, il surpasse dans la réalité ce qu’il ne cesse de faire dans la fiction. Il se réinvente, se réincarne, il vit. Car selon lui « on ne peut à la fois durer et vivre, il y a là une contradiction dans les termes ».[49] Il tente dans la vie ce tour de passe-passe perpétuel dans l’œuvre : il publie le premier roman auquel il donnera, comme nom d’auteur, Emil Ajar.

Mais la critique qui assiste à la première d’Emil Ajar n’est pas un personnage de roman. Le rideau tombé sur le dernier acte, l’ultime pirouette, le tragédien qui s’est donné une nouvelle fois la vie se donne la mort

Clandestin par nature

Avant de puiser dans le monde professionnel les personnages qui animeront son œuvre, Romain Gary donne un visage et un nom aux fantômes et aux démons de son imagination. Bien avant qu’apparaisse le Baron, création omniprésente dans l’œuvre qui incarne le Destin qui assène les coups et porte la désillusion,[50] ce sont des fantômes ou plutôt des dieux qui jouent ce rôle. Totoche est le dieu de la bêtise, Filoche le « dieu petit-bourgeois de la médiocrité, du mépris et des préjugés[51] ».

Mais l’univers de Romain Gary est aussi peuplé de bons génies qui distrairont une enfance nomade et participeront au monde clos d’une adolescence intériorisée.

 Enfance nomade

Romain Gary nous offre dans La promesse de l’aube le long récit de son enfance : fils unique d’une mère célibataire dévorée d’ambition, il traverse la Russie puis la Pologne avant d’arriver en France, terre d’élection de Madame Kacew qui veut faire de son fils « …un Ambassadeur de France et un écrivain [52]». En attendant, cette mère arpente les rues de Nice dans l’espoir de trouver un acquéreur pour l’argenterie emportée de Russie. Madame Kacew se lève tôt, sillonne la ville, affronte toute espèce d’usurier pour vendre les bijoux de familles de grands ducs russes[53] et, le soir, prépare un steak à son fils, alors lycéen, et dîne du pain mouillé dans le jus, ce qui mortifie le jeune Romain le jour où il surprend sa mère sauçant la poêle.[54]

On devine entre les lignes de cette autobiographie la difficile situation psychologique de l’enfant [55]qui, pétri de nobles sentiments, du sens de l’honneur, d’un inaltérable idéalisme servi par un exigent code de conduite, sent par ailleurs qu’il pourrait tout aussi bien rendre justice à sa mère en déposant à ses pieds les fruits d’un casse plutôt que ceux d’une vie honnêtement gagnée.

La tentation et l’hésitation doivent longtemps se heurter aux bons sentiments dans l’esprit de l’enfant dont la seule et brûlante hâte est d’offrir à sa mère l’accomplissement de ses rêves. Si la fin est clairement définie, les moyens le sont moins et l’enfant immigré, enfant de la rue formé aux bonnes manières par sa mère, oscillera sur la corde de Nietzsche, tendue entre l’animal et le surhomme, à contempler l’abîme qu’il est sommé de franchir.

Le danger sera certainement plus grand lorsque, se séparant de sa mère pour étudier à Aix en Provence puis à Paris, il affrontera un anonymat déroutant mais protecteur. L’adolescent aura conservé le meilleur de l’enfant, même s’il cultive dans les romans qu’il écrit déjà une solitude détachée proche de l’introversion.[56]

 Adolescence intériorisée

Romain Gary adolescent semble avoir peu d’amis ; les deux dont il est question dans sa jeunesse réapparaissent à la fin de son œuvre. Ce sont François Bondy, écrivain et journaliste suisse qui sera l’interlocuteur de Romain Gary dans le récit intitulé La nuit sera calme[57] et René Agid qui semble être le protecteur du couple et à qui est dédié La promesse de l’aube.[58]

En revanche, tôt tourmenté par la conscience aiguë de ce qu’exige de lui sa mère, il écrit dès l’âge de quatorze ans. Cette pression psychologique s’exerce sans relâche dès son plus jeune âge, et s’accentue lorsqu’il apprend que sa mère est diabétique[59]. Il manifeste parfois quelques doutes sur l’issue de cette course :

« – Trois ans de Licence, deux ans de service militaire … »

« – Tu seras officier, m’interrompit-elle. »

« – Bon, mais ça fait cinq ans. Tu es malade. »

«  Elle cherche à ma rassurer immédiatement. – Tu auras le temps de finir tes études. Tu ne manqueras de rien, sois tranquille.

« – Mon Dieu ! Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. J’ai peur de ne pas y arriver… De ne pas y arriver à temps[60] ».

En plus de la licence en Droit et du service militaire, Romain Gary entame nouvelles et romans. Il semble que l’insouciance et le jeu n’aient pas leur place dans cette vie dominée par de graves préoccupations, qui tournent à l’obsession lorsque le médecin multiplie ses visites :

« Si seulement elle pouvait me voir en uniforme d’officier français, même si je ne devais jamais devenir ambassadeur de France, prix Nobel de littérature, un de ses plus beaux rêves serait réalisé.[61] »

A l’instant précis où il découvre sa mère malade, le monde bascule pour devenir le champ clos de sa lutte contre le temps, pour devenir tout alors qu’il n’est encore rien.

« Je passais jusqu’à onze heures par jour à écrire[62] ».

La subite révélation de la maladie de sa mère (Romain Gary dira en l’apprenant « Une peur abjecte me saisit »[63]) le place au plus fort d’un combat qui est la forme achevée de ce que sera désormais la vie de l’auteur. Ce combat est dramatique en ce qu’il ne désignera jamais un vainqueur, mais deux vaincus. Romain Gary se jette dans un perpétuel duel contre lui-même et son acharnement à vaincre, à se vaincre, à se surpasser, est lié à cette lutte qui devient le seul objet de la vie, puisque lorsque le duel cesse, Romain Gary se suicide.

Cette enfance et les circonstances qui l’accompagnent sont déterminantes pour le militaire et le diplomate, mais surtout pour le créateur.

En effet, les adolescents seront nombreux dans son œuvre. En réalité, c’est toujours du même dont il s’agit, qui revient roman après roman. Romain Gary construit son tout premier roman autour de Janek, un petit polonais que la guerre surprend. Son père, avant de disparaitre, le laissant seul, lui dit « Il ne faut pas désespérer.[64] » La phrase est en deuxième page du livre, et constitue le leitmotiv de l’œuvre entière de Romain Gary. A son image, Romain Gary modèle un adolescent au singulier caractère. En fait, il est difficile de dire si Romain Gary est resté éternellement adolescent ou si l’adulte a occupé prématurément une enveloppe charnelle juvénile. Car c’est en réalité un adulte, un homme qui parle et qui se meut sous les traits d’un enfant. Il semble que le caractère soit entier et unique, marqué définitivement, immuable malgré les rides qui sillonnent peu à peu le visage. L’adolescent d’Education européenne a déjà le sens de la tragédie de l’existence, même s’il lui manque encore les mots pour l’exprimer. Il est en cela le frère jumeau de celui de La promesse de l’aube.

Cet adolescent sait déjà que « La seule tragédie de l’homme n’est pas qu’il souffre et meurt, mais qu’il se donne sa propre souffrance et sa propre mort pour limite.[65] »

On retrouve ce personnage dans de nombreux romans tels que le deuxième, publié en 1946 qui révèle le caractère de Luc Martin, orphelin, désabusé mais amoureux, sans illusions sur les hommes mais exalté quant à leur devenir, d’un fol et dévorant espoir pour l’humanité[66].

Il est remarquable que Romain Gary ait tenu à apporter le point final de son œuvre avec une histoire qui reconstitue la trame d’Education européenne, mettant en scène une fois encore deux adolescents. En effet, Les cerfs-volants[67] réincarnent le jeune Janek en Ludo et la petite Zoska en Lila. Toutefois le récit est cependant dépourvu de la gravité et de la dureté qui caractérisent son premier roman.

Romain Gary obtint en 1956 le prix Goncourt avec un roman intitulé Les racines du ciel qui a révélé le personnage de Morel. Morel est un homme qui, las et amer après une guerre dévastatrice, se réfugie en Afrique où seuls les éléphants lui semblent dignes de partager sa vie. Or Morel présente, par son détachement et son idéalisme foncier, tous les signes et caractères qui appartiennent aux adolescents dans l’œuvre de Romain Gary, à commencer par la solitude. La solitude qui « n’est pas de vivre seul, mais d’aimer seul[68] ». Car pour Romain Gary « il y a ceux qui croient au miracle et ils vivent dans la prière, et il y a ceux qui croient à l’amour et ils vivent dans la solitude[69] ».

On peut dire que si Gary lui-même est présent dans chacun de ses livres, un adolescent s’y trouve aussi, tant il est vrai que « les hommes meurent parfois beaucoup plus tôt qu’on ne les enterre[70] ».

 Clandestin par esthétisme

Le propos essentiel de l’œuvre de Romain Gary est d’une part le message humaniste, d’autre part la recherche des valeurs dans lesquelles l’art joue un rôle important.

La vie est pour lui une vaste Commedia dell’arte où il convient de tenir dignement son rôle, le sarcasme et l’ironie n’ayant pour effet que de renforcer les valeurs authentiques, qui elles, sortent toujours grandies de l’épreuve[71].

Romain Gary assigne à l’art et à la littérature un rôle double : la recherche des valeurs vraies et le dédoublement de l’individu, l’ubiquité qui soustrait l’homme à son destin. C’est pourquoi Romain Gary prolongera dans la vie ce jeu d’ombres qu’il poursuit avec le destin dans son œuvre.

 Dans la vie

Le goût de Romain Gary pour les pseudonymes ne commence pas dans la littérature mais bien avant puisque Gary est déjà un pseudonyme. Gary signifie « Brûle ! » à l’impératif en russe.

Avant même d’écrire, le jeune Romain Gary cherche désespérément un nom qui conviendrait à sa plume, mais surtout à lui-même, un nom qui lui permettrait d’être un autre[72]. Sous son deuxième nom, et sous trois pseudonymes, Romain Kacew tentera de s’abriter de lui-même et du sort.

Une page fondamentale, éclairant à la lumière de l’autocritique l’homme et le style, se trouve dans La promesse de l’aube et il convient de la livrer ici telle quelle :

« Toutes ces mésaventures firent que je m’enfermais de plus en plus dans ma chambre et que je me mis à écrire pour de bon. Attaqué par le réel sur tous les fronts, refoulé de toutes parts, me heurtant partout à mes limites, je pris l’habitude de me réfugier dans un monde imaginaire et à y vivre, à travers les personnages que j’inventais, une vie pleine de sens, de justice et de compassion. Instinctivement, sans influence littéraire apparente, je découvris l’humour, cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus. L’humour a été pour moi, tout au long du chemin, un fraternel compagnonnage ; je lui dois mes seuls instants véritables de triomphe sur l’adversité. Personne n’est jamais parvenu à m’arracher cette arme, et je la retourne d’autant plus volontiers contre moi-même, qu’à travers le « je » et le « moi », c’est à notre condition profonde que j’en ai. L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. Certains de mes amis, qui en sont totalement dépourvus, s’attristent de me voir, dans mes écrits, dans mes propos, tourner contre moi-même cette arme essentielle. Ils parlent, ces renseignés, de masochisme, de haine de soi même, ou même, lorsque je mêle à ces jeux libérateurs ceux qui me sont proches, d’exhibitionnisme et de muflerie. Je les plains. La réalité est que « je » n’existe pas, que le « moi » n’est jamais visé, mais seulement franchi, lorsque je tourne contre lui mon arme préférée ; c’est à la situation humaine que je m’en prends, à travers toutes ses incarnations éphémères, c’est à une condition qui nous fut imposée de l’extérieur, à une loi qui nous fut dictée par les forces obscures comme une quelconque loi de Nuremberg. Dans les rapports humains, ce malentendu fut pour moi une source constante de solitude car rien ne vous isole plus que de tendre la main fraternelle de l’humour à ceux qui, à cet égard, sont plus manchots que les pingouins. Je commençais aussi à m’intéresser enfin aux problèmes sociaux et à vouloir un monde où les femmes seules n’auraient plus à porter leurs enfants sur le dos. Mais je savais déjà que la justice sociale n’était qu’un premier pas, un balbutiement de nouveau-né, et que ce que je demandais à mes semblables était de se rendre maître de leur destin. Je me mis à concevoir l’homme comme une tentative révolutionnaire en lutte contre sa propre donnée biologique, morale, intellectuelle. Car plus je regardais le visage vieilli, fatigué, de ma mère, et plus mon sens de l’injustice et ma volonté de redresser le monde et de le rendre honorable grandissait en moi. J’écrivais tard dans la nuit.[73]»

Cette page est la revue détaillée des thèmes chers à Romain Gary qui seront la charpente de toute son œuvre. Le premier thème est celui du réel, qui renvoie brutalement l’homme à ses limites. Pas un roman, y compris ceux d’Ajar, n’échappe à l’emprise de cette obsession de la force du mal qu’est le réel, opposé à l’espoir. On trouve dans Clair de femme cette phrase amère : « Dans la vie, toutes les réussites sont des échecs qui ont raté[74]. » D’où le recours à l’art, plus présent aux yeux de Romain Gary dans un cirque où l’on joue avec l’illusion que dans un musée où triomphe l’académisme, pour surmonter ce réel oppressant[75]. Mais la plus grande force de caractère ne peut lutter les mains nues, et l’humour et la dérision sont les armes du duelliste qui leur assigne par l’usage qu’il en tire et la place qu’il leur ménage dans son œuvre, un prolongement quasi philosophique.

L’humour apparait comme l’ultime sortie, la dernière pirouette possible, quand l’homme doit céder devant l’hégémonie du sort. L’investissement, l’implication de Romain Gary est tel, sa course irréversible est si tendue que cela devient une question de vie et de mort : « La mort est un manque de savoir-vivre », disait Raymond Queneau. Romain Gary s’est suicidé à l’instant où l’humour a manqué.

Mais lorsque la réalité et la fiction se confondent à ce point, lorsqu’une personnalité, une psychologie cherchent à repousser de telles limites, on ne conçoit pas la seule ambition personnelle comme un unique moteur.

C’est pourquoi Romain Gary transcende la création littéraire, car il n’invente plus des situations, mais des hommes, dont lui-même figure l’embryon. On peut dire que c’est en cela que Romain Gary se transcende puisqu’il n’est ni objet, ni sujet dans ce cas, mais une étape franchie vers la définition d’un être, dont aucune référence n’existe par ailleurs, qui se trouve par la seule force de la suggestion entièrement présente entre les lignes de chacun de ses livres.

Dans l’œuvre

Cet homme nouveau, « pionnier de lui-même[76] », est d’abord un être marginal ; « Etre asocial, c’est être », est le cri de guerre de Romain Gary, poussé dans le premier jet de Pseudo[77]. Si l’œuvre d’Emile Ajar est le chant du cygne de Romain Gary, c’est un chant à deux voix. La voix du voyou, du gosse de la rue, habite les costumes trois pièces où fleurit une rosette de la Légion d’honneur qui crie par ailleurs la nécessité d’aimer : « Aimer est une aventure sans carte ni compas où seule la prudence égare[78] ».

Le jeu de la clandestinité atteint sa plus dangereuse expression dès lors qu’il s’exerce non plus dans les livres mais hors des livres. Pendant les cinq dernières années de sa vie, il trichera avec les éditeurs, la presse, et la critique, claironnant qu’il n’est pas l’auteur des livres d’Ajar, poussant le vice jusqu’à fustiger un journaliste du Point en disant « Je ne sais pas si vous êtes l’homme que j’ai connu, mais votre opération dans Le Point qui consiste à couper les couilles d’un jeune en m’attribuant son œuvre tout en vous protégeant d’un « peut-être » est d’une rare vacherie [79] ».

Car sa plus belle œuvre, son ultime œuvre de Picarro [80], n’est pas dans la somme de ses livres, mais le subterfuge littéraire dont ses livres sont les instruments qui lui permettent de remplir enfin et avec superbe le rôle que le Baron tient dans ses livres. Le Picarro est le modèle de Romain Gary, car c’est le maître de l’illusion, le magicien, le prestidigitateur, anciennement amuseur et jongleur et aujourd’hui Gary lui-même qui se joue, à travers la presse et la critique, de la réalité. Gary est Fosco[81], qui comprend qu’il faut élever le mensonge jusqu’à sa forme achevée qui est l’art.

La théorie de l’art-mensonge est l’objet de l’essai Pour Sganarelle sous-titré « recherche d’un personnage et d’un roman », publié en 1965.

 Deuxième partie : deux auteurs, une œuvre

En 1974, un livre intitulé Gros câlin est soumis à l’appréciation du comité de lecture des éditions Gallimard. Le livre ne soulève aucun enthousiasme, si ce n’est celui d’une lectrice grâce à laquelle le livre échoit aux éditions Mercure de France.

Le livre est signé Emile Ajar, auteur inconnu qui distillera avec parcimonie ses apparitions publiques.

Gros câlin est suivi de La vie devant soi en 1975, Pseudo en 1976 et Les angoisses du roi Salomon en 1979. [82]

La vie devant soi remporte le prix Goncourt en 1975 malgré les multiples et mystérieux avatars auxquels on attribue ce livre.

L’auteur renonce publiquement au prix, après seulement que celui-ci est proclamé.

Personne ne doute qu’Emile Ajar est un pseudonyme. Dès lors, toutes sortes d’hypothèses sont avancées dans la presse et dans les cercles littéraires parisiens.

On découvre ainsi qu’un certain Paul Pavlowitch se cache sous le pseudonyme d’Ajar et qu’il s’agit d’un petit cousin de Romain Gary. Entre temps on attribue la paternité de Gros câlin et de La vie devant soi à plusieurs écrivains dont Louis Aragon, Raymond Queneau et … Romain Gary.

Le 2 Décembre 1980, Romain Gary se suicide dans son appartement parisien, et au printemps 1981 Paul Pavlowitch publie un livre intitulé L’homme que l’on croyait Ajar aux éditions Fayard[83], qui révèle la part prise par lui dans l’aventure littéraire d’Ajar.

L’auteur Ajar a connu un franc succès pendant six ans et deux de ses quatre romans ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Le public aime La vie devant soi et la presse assure une large publicité à un auteur et surtout à un style novateur. Lorsque l’affaire éclate, deux réactions se font entendre dans les milieux littéraires : il y a ceux qui s’avouent impressionnés et qui saluent la performance, et ceux qui grincent des dents et n’hésitent pas à parler d’imposture.

Le plus étrange de l’affaire est à venir : Romain Gary est soupçonné très tôt d’être le père de Gros câlin et La vie devant soi. Dès lors les journalistes se perdent en conjectures allant chercher Paul Pavlowitch jusque dans sa retraite de Cahors, intrusion qui donnera lieu à un article retentissant[84].

Ainsi, pendant plusieurs années, la question de savoir si Romain Gary est Ajar ou non restera posée. On se perd en investigations généalogiques quand il suffit de lire. La signature de Romain Gary est gravée assez profondément dans La vie devant soi et surtout dans Pseudo mais il faut s’attarder dans Tulipe et Le grand vestiaire pour la déchiffrer.

Sous deux noms différents, les thèmes et les personnages d’une part et le style d’autre part, appartiennent à la même œuvre.

Chapitre 1 : Thèmes et personnages

L’identité des thèmes chez Romain Gary et chez Emile Ajar confirme l’unité d’inspiration de l’auteur. Il faut souligner ici la contribution apportée par l’écrivain Michel Tournier[85]. Michel Tournier est le seul professionnel de la littérature à s’être penché non sur l’événement mais sur l’œuvre. De plus, alors qu’on répétait volontiers que Romain Gary, arrivant en fin de course, ne pouvait avoir écrit l’œuvre d’Ajar en raison de l’apparente jeunesse du style ajarien, Tournier ne se distingue pas de ses confrères : « cette supposition d’enfant (…est…) aberrante si l’on compare le style et le ton des deux auteurs [86]»  mais fait amende honorable aussitôt et avoue son admiration dans un long post-scriptum[87].

« J’ai écrit que pour des raisons de style et de ton Emile Ajar ne pouvait pas être Romain Gary. Ce jugement erroné se trouvait justifié par l’évidente disparité des deux œuvres. Mais la création consiste précisément à rendre réel ce qui est à priori impossible ».

Les thèmes et les personnages des deux œuvres méritent d’être comparées et leur évolution soulignée.

Les thèmes

Les thèmes qui ressortent avec le plus de relief sont au nombre de quatre, et constituent le support d’un langage symbolique qui atteindra son apogée chez Emile Ajar. Ces thèmes sont :

  • Le « trou juif »
  • La communication et le langage
  • Le destin ou le réel habillés sous le haut de forme du Baron
  • L’humour qui souvent n’est pas un effet de style mais une cause, la cause qui permet à Romain Gary de se rebeller : « je lui dois mes seuls instants de véritable triomphe sur l’adversité ».

Ces thèmes seront comparés dans les œuvres de Gary et d’Ajar.

Les thèmes dans l’œuvre de Romain Gary

Dans Education européenne, les fondations de l’œuvre sont jetées : le livre commence par le dialogue de l’enfant et se son père qui achèvent de construire une cachette dans la forêt en Pologne. Cette cachette est aussi le sanctuaire de l’amour naissant de l’enfant envers la petite Zosia. Le jeune Janek y attendra que la guerre passe, non sans participer aux drames qui l’entourent, aux bouleversements qui l’accompagnent.

Le dernier roman de Romain Gary reconstitue les aventures de Janek et Zosia. Dans Les cerfs-volants, le jeune Ludovic érige au fond d’un bois une hutte, avec l’aide de son oncle[88]. C’est dans cette cabane de branches que Ludovic s’éveille après la sieste sur la visite de Lila, petite fille polonaise avec laquelle il partagera ses fraises des bois.

Le « trou juif » pend toute sa signification dans la nouvelle intitulée Un humaniste.[89] Dans cette nouvelle, un certain Karl Loewy, fabricant de jouets, se terre dans sa cave pendant toute la durée de la guerre, entretenant avec ses livres d’édifiants dialogues où il n’est question que de l’imminent triomphe de la raison humaine sur le déchainement de la « bête immonde », cette bête issue d’un ventre toujours fécond selon Berthold Brecht.

Par ailleurs, dans Les couleurs du jour, Rainier et Ann sont enfermés à Roquevaire comme les protagonistes d’Education européenne dans leur trou[90], seul lieu où s’échange un dialogue sentimental, un chuchotement amoureux dans l’œuvre de Gary.

Enfin, le même « trou juif » est le refuge de Gengis Cohn et tient une place prépondérante dans La danse de Gengis Cohn[91].

C’est dans La promesse de l’aube que le lecteur est initié à l’intimité du « trou », puisque c’est celui de l’enfance même de Gary[92]qui trouve l’espace inspirant ses rêves dans sa galerie secrète de Wilno, en Pologne.

Le second thème qu’il faut souligner dans l’œuvre de Romain Gary est celui de la communication, associé au voyage-fuite.

Lorsque l’angoisse atteint un degré d’oppression insoutenable, la fuite est un salutaire recours. Malraux affirmait « La vérité de l’homme est dans ce qu’il cache[93] ». Romain Gary qui cherche partout et toujours « l’homme vrai » l’homme dressé dans le refus de ses limites, l’homme pour qui « la vie est une course de relais où chacun de nous doit porter plus loin le défi d’être un homme[94] » ne cessera de courir sous tous les tropiques, à la recherche de celui qu’il cache au fond de lui-même.

Romain Gary qui cultive un style paradoxal, fait souvent référence à la Mongolie extérieure. La Mongolie extérieure est l’échappatoire de l’homme qui souffre de se reconnaitre dans ses compatriotes, pour qui une langue commune est le plus sûr moyen de ne pas se comprendre. La Mongolie extérieure est la suprême référence car la barrière du langage autorise toutes les interprétations : traduit en termes ajariens, cettte incommunicabilité autorise l’espoir, puisque si on ne comprend rien, on peut imaginer le meilleur[95].

L’espoir de Romain Gary est régulièrement blessé par cet autre personnage de toute éternité qu’est le Baron, main séculière du destin.

Bien que Romain Gary affirme « Il n’y a pas de destin, il n’y a pas de Monsieur Destin, avec gants, canne, et haut de forme », c’est exactement ce portrait qu’il brosse dans ses romans : le Baron, en règle générale, est digne et silencieux, bien habillé, et ivre.

On le rencontre dans Le grand vestiaire : « C’est au cours d’une de ces expéditions que le Raton adopta un vrai baron polonais réfugié. Il l’avait trouvé dans un bar rue de Ponthieu dans un état de stupeur alcoolique avancé[96].

On le croise aussi dans Les couleurs du jour : « A l’autre bout du comptoir, Rainier remarqua un monsieur très distingué – costume de golf, gants beurre frais,  œillet blanc, nœud papillon, chapeau melon gris, sourcil élégamment levé, qui paraissait complètement raidi par l’alcool[97].

On l’aperçoit dans Les mangeurs d’étoiles : « Le baron, que tout le monde considérait comme réduit par l’alcool à l’état de pierre, se tenait assis avec sa raideur habituelle, le monocle sur l’œil, le gilet canari étincelant dans le soleil sous son veston prince-de-Galles entrouvert, une fleur fraiche à la boutonnière[98].

Les clowns lyriques comptent parmi eux un baron, portrait fidèle de ses jumeaux : « Un monsieur très distingué, costume prince-de-Galles, gants pécari, œillet blanc, chapeau melon gris, complètement raidi par l’alcool[99].

C’est aussi un personnage important de la saga Europa : « Le baron se tenait très droit, flottant tout doucement sur les coussins, comme un spécimen dans un bocal d’alcool. Le costume prince-de-Galles, le nœud papillon, les gants en pécari et le chapeau melon gris champs-de-course, révélaient peut-être la nostalgie d’une toute autre élégance[100].

Le baron effectue des apparitions dans d’autres romans, mais lorsqu’il n’est pas en forme, il est moins élégamment habillé, et manque à son devoir de réserve, car il est aussi beaucoup plus disert. Dans Clair de femme, le baron s’appelle Galba, emprunte la forme d’un vieux saltimbanque de cabaret, et philosophe à haute voix sur la solitude et la mort[101].

Le personnage du baron occupe une position particulière dans les romans. C’est un personnage secondaire mais toujours présent. Il fait l’objet d’une description physique détaillée mais son importance repose sur un symbolisme pur. Il est le lieutenant de cette patrouille perdue[102] qu’est l’humanité. Il est un faire-valoir des protagonistes des romans, mais aussi un des multiples visages que Romain Gary donne à sa verve idéaliste. Dans Les mangeurs d’étoiles, l’auteur lui confie la tête du peloton : « Il attendait comme toujours dans cette attitude de dignité-au-dessus de la mêlée- que l’évolution veuille le rattraper. De très nobles aspirations (…) l’avaient porté très loin à l’avant, à une étape humaniste très avancée, avec Goethe, Nietzche, et peut-être Keyserling comme compagnons de route. Là, installé dans le scotch, il attendait que, par quelque miracle de l’évolution, le reste de l’espèce humaine vînt le rejoindre[103].

Le baron n’est-il pas Gary lui-même lorsqu’il revêt son costume bourgeois adorné d’une rosette de la Légion d’honneur et de ses décorations militaires ?

« Je me coiffe de mon Homburg hat des grandes occasions, fait sur mesure chez Gellot, mon parapluie, on ne peut pas faire sans ça, je suis paré. (…) je vais faire la révolution[104] ».

N’est-il pas, lorsqu’il revêt sa veste de cuir dans ses moments de nostalgie, un baron dans toute la splendeur de sa désuétude ?

Lorsque Romain Gary s’est suicidé, il avait certainement endossé son costume de baron ; le baron est le seul personnage dénué d’humour dans ses romans, le seul qui se prenne au sérieux.

Car l’humour tient une place prépondérante. Plus l’humour, il s’agit de dérision. Le sarcasme est la porte de salut :

« (…) seuls le manque de respect, l’ironie, la moquerie, la provocation même, peuvent mettre les valeurs à l’épreuve, les décrasser et dégager celles qui méritent d’être respectées. (…) la vraie valeur n’a jamais rien à craindre de ces mises à l’épreuve par le sarcasme et la parodie, par le défi et par l’acide et toute personnalité politique qui a de la stature et de l’authenticité sort indemne de ces agressions. La vraie morale n’a rien à redouter de la pornographie, pas plus les hommes politiques qui ne sont pas des faux-monnayeurs de Charlie Hebdo, du Canard enchaîné, de Daumier ou de Jean Yann. (…) La dignité n’est pas quelque chose qui interdit l’irrespect : elle a au contraire besoin de cet acide pour révéler son authenticité[105].

Plus qu’un test, l’humour est une arme. Romain Gary dira : « Le rire, c’est parfois une façon qu’à l’horreur de crever[106] ».

Comme le jeune Gary découvre les vertus de l’humour, « cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel[1] », le jeune Ludo apprend l’ironie : « J’apprenais à me moquer de moi-même[2] ».

Une très curieuse alchimie littéraire et syntaxique associera tous ces ingrédients dans quatre romans, dont un, Pseudo, qui atteint au délire, tous quatre signés Ajar.

Les thèmes dans l’œuvre d’Emile Ajar

Le « trou juif » de Romain Gary révèle peut-être le secret de l’auteur dans La vie devant soi. En effet, Madame Rosa, mère adoptive du petit Momo, qui meurt à la fin du roman, se réfugie dans la cave aménagée qu’elle appelle son « trou juif ». Or, jusqu’à présent, Romain Gary n’avait emmené dans son repère que des jeunes filles : Zosia dans Education européenne et Lila dans Les cerfs-volants. Mais il était un très jeune homme. Momo n’a pas la vie devant lui, mais derrière lui. Momo n’a pas d’âge, il est Luc Martin[3], il est un vieux tartare basané et désabusé que figure un adolescent au langage ingénu. Momo est la dernière incarnation de Gary qui meurt avec sa mère, ultime justice rendue puisque la guerre lui avait volé sa mort, dans son trou juif.

Le thème de la communication et du langage est abondamment développé dans les romans d’Emile Ajar.

Le premier, dans les premières pages, donne le ton : « Je suis toujours impressionné par l’incompréhensible, car cela cache peut-être quelque chose qui nous est favorable[4] ».

Le troisième, Pseudo, déborde de verve sur le même sujet : le maître-mot en est « appartenance », il est prononcé à la première page, et il n’est plus question que d’un délire égomaniaque : « J’ai commencé à apprendre le swahili, parce que ça devait quand même être très loin de moi (…) même en swahili je me comprenais, et c’était l’appartenance[5] . J’ai alors tâté du hongro-finnois, j’étais sûr de ne pas tomber sur un hongro-finnois à Cahors et de me retrouver ainsi nez à nez avec moi-même ».

Mais revenons à Gros câlin, qui est le nom d’un python de deux mètres vingt, hébergé dans l’appartement de Monsieur Cousin.

Le python est un grand voyageur et aussi un adepte de pseudonymes. Avant de s’appeler Gros câlin, il porte le nom de Pete l’étrangleur et est enfermé dans Chien blanc. Son maître, en suppliant d’en prendre le plus grand soin, se sépare d’un être aimé, aimé parce que le boa est ce qu’il a trouvé de plus différent d lui-même[6].

Ainsi, le reptile se retrouve à Paris, avant d’émigrer dans Pseudo[7].

 Mais Gros câlin est plus proche des éléphants que de Pete l’Etrangleur. En effet, le reptile rejoint les pachydermes dans une fraternité métaphorique. Romain Gary reconstitue dans Gros câlin le dialogue qui oppose Morel au père Fargue, l’aumônier des Racines du ciel.

Il n’est pas inutile de comparer ces deux textes :

« – Écoute-moi bien, curé, dit-il. Bon, tu es curé. Missionnaire. Bon. Tu as toujours le nez en plein dedans. Je veux dire, tu vois toutes les plaies, et toutes les laideurs à longueur de journée. Bon, d’accord. Tu vois toutes sortes de saloperies, la misère humaine, quoi. Et alors, quand tu as bien vu tout ça, quand tu as bien torché le derrière de l’humanité, est-ce que t’as pas envie, après, de lever les yeux, de monter sur une colline, de regarder quelque chose d’autre ? Quelque chose de beau, pour une fois, et de libre, une tout autre compagnie ?

  • Quand j’ai envie de lever les yeux et que j’ai besoin d’une autre compagnie, gueula le père Fargue, en donnant sur la table un coup de poing formidable, c’est pas vers les éléphants que je regarde, moi !
  • Ça va, curé, ça va. T’as comme tout le monde besoin de regarder de temps en temps autour de toi, pour te rassurer qu’on n’a pas encore tout salopé, tout exterminé, tout gâché. T’as comme tout le monde besoin de te rassurer qu’il reste encore quelque chose de beau et de libre sur cette terre de merdeux, même si ça n’était que pour continuer à croire à ton Dieu. Alors, signe là. Pas la peine de te tortiller comme ça, curé, et d’avoir les jetons : c’est pas avec le diable que tu signes. C’est seulement pour qu’on tue plus d’éléphants. On en tue trente mille par an.

Il sourit brusquement avec malice.

  • Et rappelle-toi, curé, qu’ils y sont pour rien, dans toutes nos cochonneries. Ils sont pas coupables, curé, ils sont pas coupables[8]».

« – Je refuse de nourrir mon python de souris vivantes, voilà, lui dis-je. C’est inhumain. Et il refuse de bouffer autre chose. Avez-vous déjà vu une pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ? C’est atroce. La nature est mal faite, mon père.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit l’abbé Joseph, sévèrement.

Car il va sans dire qu’il ne tolère aucune critique à l’égard de son python à lui.

  • La vérité est, Monsieur Cousin, que vous devriez vous intéresser davantage à vos semblables. On n’a pas idée de s’attacher à un reptile …

Je n’allais pas me lancer dans une discussion zoologique avec lui sur les uns et les autres, pour savoir qui est quoi, je ne cherchais pas à l’étonner. Il s’agissait simplement pour moi de trancher cette question de nourritures terrestres.

  • Cette bête s’est prise d’une véritable amitié pour moi, lui dis-je. Je vis assez seul, bien que décemment. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, rentrer chez soi le soir et trouver quelqu‘un qui vous attend. Je passe ma journée à compter par milliards – je suis statisticien, comme vous savez – et lorsque j’ai fini ma journée, je me sens naturellement très diminué. Je rentre chez moi et je trouve sur mon lit, roulé en boule, une créature qui dépend de moi entièrement et pour qui je représente tout, qui ne peut pas se passer de moi …

Le curé me regardait de travers. C’est le genre de curé qui fait un peu militaire, parce qu’il fume la pipe.

  • Si vous aviez adopté Dieu au lieu de vous rouler dans votre lit avec un reptile, vous seriez beaucoup mieux pourvu. D’abord, Dieu ne bouffe pas de souris, de rats et de cochons d’Inde. C’est beaucoup plus propre, croyez-moi.
  • Ecoutez mon père, ne me parlez pas Dieu. Je veux quelqu’un à moi, pas quelqu’un qui est à tout le monde[9]»

Romain Gary assigne aux deux animaux un rôle précis : symboliser une image de la liberté et de l’amour dans la nature comme il l’exige de chien blanc à qui il dit : « Je ne te demande pas de ne pas mordre les noirs, je te demande de ne pas mordre seulement les noirs[10] ».

Dans Gros câlin et Pseudo, le python apparaît à l’instant où l’auteur-protagoniste éprouve un besoin subit d’affection. Dans La vie devant soi et Les angoisses du roi Salomon, nul besoin de substitut puisque l’original est là. La vie devant soi est l’histoire répétée de La promesse de l’aube : Momo et sa mère adoptive, Madame Rosa, jouent l’ultime remake, Romain Gary n’étant pas sans rappeler dans sa fidélité à son drame juvénile le Rosebud prononcé par Orson Welles quand il meurt à la fin de Citizen Kane.

Romain Gary nous rend témoin de son apprentissage du symbolisme dans Les enchanteurs. L’enfant-narrateur qui conte la saga d’une tribu de magiciens-prestidigitateurs surprend une nuit le Temps qui s’infiltre chez lui : « Mon père m’attira à lui et me laissa sangloter contre sa poitrine ; il me caressait les cheveux en silence. Puis il me dit de ne pas me décourager, que le Temps n’allait pas manquer de revenir, il ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort que lui. Je pourrais alors l’attraper par la queue et on le donnerait à Evdotia pour qu’elle le fasse cuire à petit feu, c’était bien son tour. Il m’assura que je ne m’étais pas trompé : c’était bien le Temps qui s’était déguisé en chauve-souris. Oui, je savais regarder les choses comme on doit les regarder, sans me laisser prendre à leurs banales apparences, comme l’ont toujours su faire tous les membres de notre vieille tribu, ceux que l’on appelle parfois les charlatans ou les saltimbanques[11].

On trouve la forme achevée du symbolisme de Romain Gary chez Ajar dans La vie devant soi.

Les personnages

Le message de Romain Gary peut être compris comme un double message : un message humaniste et un message amoureux. Ce double message est servi par quatre personnages distincts, qui, sous des formes et des noms différents reviennent dans chaque roman. Ces personnages sont : l’enfant, la femme, l’humanité associée à la notion de mémoire, et l’auteur lui-même.

Nous distinguerons ces personnages à travers les deux auteurs.

Les personnages dans l’œuvre de Gary.

L’enfant est le premier et dernier acteur de cette scène qui commence dans Education européenne et s’achève dans Les cerfs-volants. C’est Luc Martin dans Le grand vestiaire, que torture déjà la conscience de la condition humaine : les deux protagonistes du roman sont l’adolescent et un vieillard qui trempe dans toutes les compromissions, figure symbolique du genre humain. Or ils ne se quittent pas. L’adolescent pressent la fatalité qui s’attache à sa relation avec le vieillard et l’infinie indulgence qu’il faut nourrir pour conserver l’espoir. Le vieux Vanderputte est l’ancêtre du Baron et le jeune Luc, à la fin du roman le saisit et lance : « Je vais le montrer aux gens dans la rue et leur dire : Regardez à quoi vous ressemblez ! [12] ».

Enfant ou adulte, le message qui nous est transmis par sa voix est intemporel, sans âge, c’est la voix de la mémoire. Dans Les enchanteurs on trouve ce mot : « Je me suis conservé enfant par refus d’être un homme[13] ». L’homme, qui pourtant s’accomplira, conservera toujours cette voix unique, voix millénaire d’une conscience qui parfois se fait entendre par une bouche humaine. « Je compte ma vie en siècles[14] » dit le jeune Fosco.

« Le salut ne peut venir que de la féminité[15] ».

La femme chez Romain Gary a deux visages : le premier est celui de sa mère. C’est bien sûr l’objet de La promesse de l’aube. Le second est celui de la compagne, qui n’est autre que l’adolescente de Education européenne, Le grand vestiaire, et Les cerfs-volants, qui a grandi. Elle s’appelle Ann dans Les couleurs du jour, Minna dans Les racines du ciel, et Stéphanie dans le roman du même nom.

Par ailleurs les prostituées sont partout présentes dans les romans, elles se confondent parfois avec le principal personnage féminin. Romain Gary avoue dans La promesse de l’aube la tendresse particulière qu’elles lui inspire[16]. On trouve le même aveu dans Les enchanteurs[17].

Tous ces rôles se confondent et constituent le creuset d’une même affection, d’un même amour. Dans Les cerfs-volants, le jeune Ludo évoque la petite Lila Bronicka en dialoguant par la pensée avec elle. Le dialogue s’amorce toujours par la sollicitation de la jeune fille : Ludo, se sentant interpellé, lui répond[18]. Romain Gary restitue par là le lien qui l’a attaché à sa mère, et le dialogue épistolaire qui les ont maintenus ensemble par-delà la mort[19].

L’humanité et la mémoire se confondent dans l’œuvre de Romain Gary en ce qu’elles sont toutes deux l’héritage du temps et de la conscience. Romain Gary a montré qu’avant de connaitre l’homme, il avait l’instinct, l’intuition de l’homme[20]. L’enfant ressent et anticipe les blessures que lui infligeront les hommes, les hommes n’étant que les instruments du destin : « Je me sentais l’allié et le défenseur de ceux-là même qui me frappaient dans le dos[21] ». « L’humanité est une très vieille personne » dit un personnage de Tulipe[22].

Romain Gary est, l’espace de quelques mots, une femme qu’il rencontre et qui a prématurément des chevaux blancs, « parce qu’elle se souvient déjà d’elle-même[23] ». Il s’incarne aussi dans une jeune tzigane qui la « regardait du fond des âges, car les yeux de cette enfant qui ne devait pas avoir plus de treize ou quatorze ans étaient marqués d’une sorte de connaissance infinie, qui semblait remonter aux sources[24] ».

L’auteur lui-même se glisse dans chaque roman, souvent dans la peau de personnages très différents. Toutes les voix convergent vers un seul objectif ; faire triompher l’homme sur son destin. A chaque fois qu’un protagoniste se heurte au désespoir, il clame : l’homme se fera ![25]. Le thème répété inlassablement est emprunté à Sacha Tsipotchkine dont un extrait des Promenades sentimentales au clair de lune figure en préface du recueil de nouvelles Gloire à nos illustres pionniers[26].

« L’homme, mais bien sûr ! Mais comment donc ! Nous sommes parfaitement d’accord : un jour il se fera. Un peu de patience, un peu de pérsevérance : on n’est plus à Dix-mille ans près. Il faut savoir attendre, mes bons amis, et surtout voir grand, apprendre à compter en âges géologiques (…)[27] ».

C’est le langage que tient le Baron dans Les mangeurs d’étoiles : « (…) il attendait que le reste de l’espèce humaine vint le rejoindre. Considérant toutefois l’état préhistorique dans lequel se trouvait actuellement l’humanité, il estimait très improbable que cette belle réunion de famille pût se produire avant plusieurs milliers d’années-lumière[28] ».

Ce sont ces mêmes personnages qui expriment ces mêmes idées dans les romans d’Ajar.

Les personnages dans l’œuvre d’Ajar.

Gros câlin est l’histoire d’un employé de bureau qui héberge dans son appartement un python et tombe amoureux d’une collègue qu’il retrouve par hasard faisant des heures supplémentaires dans une maison close. Dès les premières pages, les thèmes, les personnages et le style de Romain Gary sont posés autour du message révélé en première page : « Il se pose là une question d’espoir[29] ». L’employé de bureau Michel Cousin choisi l’intimité d’un python car seul un reptile peut entourer des épaules avec un bras de deux mètres vingt. De même que le python mue chaque année, Romain Gary change de peau et de personnage à chaque roman. Mais plus que cela, Michel Cousin à la fin de Gros câlin, s’identifie à son python au point d’être enfermé au zoo, de même que Romain Gary après s’être taillé sur mesure une nouvelle peau, se dédouble non plus dans ses romans, mais dans la réalité en donnant vie à Emile Ajar.

Les femmes tiennent une place plus importante dans l’œuvre d’Ajar que dans celle de Romain Gary. Dans Gros câlin, mademoiselle Dreyfus a aussi une double vie : elle est employée de bureau et péripatéticienne. Dans La vie devant soi, madame Rosa, la mère adoptive du petit Momo est une ancienne prostituée qui tient une pension pour la progéniture de ses collègues en activité. Mais madame Rosa est fatiguée, hypoglycémique et les escaliers l’épuisent. Il faut dire qu’elle les monte depuis bientôt quinze ans, depuis La promesse de l’aube[30] ».

Dans Pseudo, on retrouve les mêmes prostituées[31] et le python[32]qui toutefois n’existe que dans le délire du narrateur mais le narrateur lui-même ne sait plus vraiment qui il est.

L’enfant chez Emile Ajar a reçu une Education européenne qui lui a laissé les marques de la férule de Romain Gary. Momo qui se débat à Paris avec madame Rosa fait ses premières armes dans Le grand vestiaire. Le même Momo, grandi, est chauffeur de taxi dans Les angoisses du roi Salomon. Lorsque le chauffeur de taxi dit « Je connaissais SOS amitié mais je ne savais pas que les secours s’organisaient[33] », il partage avec Momo et Luc Martin un désarroi éternel et incoercible qui fait de chaque livre un appel au secours, secours de l’âme mais surtout de l’homme.

Car le centre du propos, quel que soit le personnage qui parle, est toujours le fait humain.

Dans L’angoisse du roi Salomon, lorsque le narrateur est surpris en train de feuilleter un dictionnaire il répond seulement : « Je cherche quelque chose[34] ».  Il cherche, à travers ce « quelque chose » symbolique l’image de lui-même qui le réconciliera avec l’idée de l’humanité qu’il poursuit.

Ce phénomène d’identification se retrouve dans Le grand vestiaire dans la personne de Vanderputte qui s’appelle occasionnellement Salomon Rubinstein, « le roi du pantalon » et qui affirme : « Quand on a fini de se répéter : mais ce n’est pas moi, ce sont les nazis, ce sont les cambodgiens, (…) on finit quand même par comprendre que c’est de nous[35]qu’il s’agit. De nous-même, toujours, partout. D’où culpabilité[36] ».

Mais plus que les thèmes ou les personnages, c’est le style qui traduit le mieux l’intensité du déchirement intérieur de l’homme.

Chapitre 2 : le style et l’homme.

Si Romain Gary a pu, pendant six ans, publier sans être reconnu, c’est incontestablement grâce au sang neuf que sa plume introduisait soudainement dans les lettres.

Le ton d’Emile Ajar est neuf, même si l’ingénuité du propos surprend quand la facture trahit une longue expérience.

Nous allons ici tenter une approche du jeu d’écriture d’une part et du style et de l’homme d’autre part.

Le jeu d’écriture

Il y a un long crescendo dans la manière propre à Romain Gary d’utiliser la langue ; cette progression atteint le summun dans Pseudo. Mais il faut puiser aux sources pour rencontrer un Ajar qui s’ignore encore et n’éclatera à la lumière que vingt-deux ans plus tard.

En effet, c’est dans Les couleurs du jour et dans Le grand vestiaire qu’on relève les premières marques du style propre à Ajar.

Ce jeu d’écriture et de style repose sur la charge affective déposée entre les lignes et sur le dédoublement de l’auteur.

La charge affective

Les livres d’Emile Ajar s’affranchissent de tout lyrisme pour ne plus laisser apparaitre que l’essentiel. L’essentiel est le sentiment, plus vif que jamais et l’émotion qui s’expriment par le paradoxe apparent.

Exemple : « Une minorité de noirs essaie de libérer les blancs de l’esclavage[37] ».

« Et je continue à chercher quelqu’un qui ne me comprendrait pas et que je ne comprendrais pas, car j’ai un besoin effrayant de fraternité[38] ».

Dans Chien blanc, Gary écrit en italique les mots porteurs de sens ;

« Dîtes-moi donc le titre d’une seule œuvre littéraire, depuis Homère jusqu’à Tolstoï, depuis Shakespeare jusqu’à Soljenitsyne, qui ait remédié[39] ».

Mais pour comprendre Ajar, on ne peut mieux faire qu’emprunter à Paul Pawlovitch sa propre explication :

« Jamais les livres d’Ajar n’eurent beaucoup de pages descriptives. Au contraire, dans le même temps où la syntaxe maigrissait, la description subissait une ellipse, si bien que l’effet ne s’appuyait que sur la complicité du lecteur. Le texte « fonctionnait » sur la suggestion, les lecteurs complétaient de toute leur imagination complice[40] ».

Plus précieuse encore est l’étude de texte à laquelle s’est livré Michel Tournier dans Le vol du vampire :

« Le raccourci : Il ne s’agit pas de trouver la formule frappante ou l’image qui fait choc parce qu’elle simplifie d’un trait toute la complexité d’une situation. Ajar n’a pas ce genre d’ambition. Plus pernicieux, il vise plutôt à brouiller les cartes qu’à démêler l’écheveau du concret. –« Elle était morte sans laisser d’adresse »- « – Il devait penser que j’étais encore interdit aux mineurs et qu’il y avait des choses que je ne devais pas avoir. » « -Pendant longtemps je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. » « -Les rumeurs d’Orléans, c’était quand les juifs dans le prêt-à-porter ne droguaient pas les femmes blanches pour les envoyer dans les bordels. »

« Le croc-en-jambe : La phrase part dans une direction conventionnelle, puis elle décroche soudain de son cours normal et prend une tangente brutale. L’effet de choc est à la fois comique et bouleversant. « -Les mômes qui se piquent deviennent tous habitués au bonheur et ça ne pardonne pas, vu que le bonheur est connu pour ses états de manque ». « -Je ne me battait jamais, ça fait toujours mal quand on frappe quelqu’un ». « -Monsieur Charmette avait fait livrer une couronne mortuaire car il ne savait pas que c’était Monsieur Bouaffa qui était mort, il croyait que c’était Madame Rosa comme tout le monde le souhaitait pour son bien, et Madame Rosa était contente parce que… c’était la première fois que quelqu’un lui envoyait des fleurs ». « -Ce n’est pas vrai que je suis resté trois semaines à côté du cadavre de ma mère adoptive parce que Madame Rosa n’était pas ma mère adoptive ».

Le respect des conventions : « Les flics, c’est ce qu’il y a de plus fort au monde. Un môme qui a un père flic, c’est comme s’il avait deux fois plus de père que les autres ».

Le passage à l’absolu : C’est l’un des tours les plus sournoisement efficaces d’Ajar. Il coupe de toute référence à d’autres termes un ot ou une expression qui les appelle au contraire impérativement. C’est l’absolu forcé. « Les fils de pute pourraient devenir plus tard des membres de la majorité qui expriment leur soutien[41] ».

Le dédoublement

Pseudo est le livre de la folie, le livre du dédoublement. En effet, le narrateur, censé s’appeler Pawlovitch a maille à partir avec un certain Tonton macoute. Un délicieux frisson s’immisce dans l’esprit du lecteur lorsque se dessine par petites touches la personnalité de Tonton macoute. « Je pensais à Tonton macoute, qui est un écrivain notoire, et qui avait toujours su tirer d la souffrance et de l’hotteur un joli capital littéraire[42] ». Le lecteur n’a ici qu’une intuition, mais elle se confirme lorsqu’on apprend que « Tonton macoute, quand il était jeune, s’était fait tuer à la guerre, mais après, il s’est arrangé[43] ».

Ajar livre la clef du mystère lorsque Tonton Macoute révèle : « …dans un de ses romans, il y a une jeune américaine qui écrit un roman sous le titre La tendresse des pierres[44]. Ce roman c’est Adieu Gary Cooper[45].

Ainsi Emile Ajar conduit un double suspense : celui du héros du roman et celui de la réalité de l’auteur.

Car Tonton Macoute et son « neveu » se malmènent mutuellement, partagent une détestation latente et pourtant ont besoin l’un de l’autre.

C’est là que l’apparente réalité bascule et que surgit le génie de l’auteur. Car le propos fondamental du livre, c’est le profond malaise psychique qui le torture, c’est sa culpabilité. Le « neveu » et Tonton Macoute répètent le dialogue entre le jeune Martin et le vieux Vanderputte du Grand Vestiaire, entre Salomon et son chauffeur de taxi, entre Momo et Monsieur Hamil[46].

Il apparait donc que l’auteur est le narrateur ET Tonton Macoute. Cette ruse permet à Romain Gary d’échanger un dialogue avec lui-même, de croiser le fer une fois de plus avec son double, de livrer l’ultime bataille contre lui-même. Gary est parvenu à faire basculer son conflit de la fiction à la réalité. On mesure alors le monstrueux cynisme avec lequel Gary joue avec Pavlowitch, le faisant passer pour un fou intégral, un psychopathe, et l’abandon qu’il a fallu à son petit cousin pur assumer ce rôle destructeur.

C’est dans Pseudo que Romain Gary, écrasant Pavlowitch, se détruit lui-même. Sa manière de subvertir la syntaxe, de bouleverser l’ordre conventionnel des mots, de détruire le sens commun pour obtenir un langage chiffré et convenu annonce la destruction de l’auteur.

Pseudo est l’apothéose du style ajarien et l’apothéose de l’introspection de Romain Gary , véritable cri mystique dont l’ultime marque d’amour sera l’ultime combat contre lui-même.

Ce chant du cygne à deux voix résonne dans toute l’ampleur du drame qui étreint l’âme dont l’énergie et la force, dans le même élan, l’élève et le détruit.

Le style et l’homme

Dans l’évolution de l’œuvre de Romain Gary et son prolongement avec celle d’Emil Ajar, on peut distinguer une inspiration profondément humaniste. L’humanisme qui était, à l’époque des « lettres d’humanité » de Rabelais, un instrument pédagogique, est devenu avec l’acception qui lui ont donné des hommes comme Saint-Exupéry, Gide, Camus ou Malraux, un instrument de réalisation de la personne humaine. La lettre latine rend toujours l’intention de l’esprit : Hominen humaniorem redderer. Rendre l’homme plus homme.

L’ambition pour l’homme que nourrit Romain Gary transparait dans ses premiers ouvrages, notamment ceux inspirés par son passage à l’ONU entre 1952 et 1955.

Tulipe, Les racines du ciel et L’homme à la colombe [47]sont pétris d’un fort et généreux sentiment de confiance envers la perfectibilité de l’individu. Mais plus qu’à la raison, Romain Gary s’adresse au cœur. Progressivement, la plaie qu’il porte en lui déliera le cri jusqu’au coup de grâce qu’il se portera. Son ambition ne s’arrête pas à l’empire de la raison, mais plonge dans les méandres inexplorés de l’âme[48].

Les circonstances qui entourent la vie et l’œuvre de l’auteur semblent affirmer que le roman commande à la réalité, réalité qui progressivement échappe à l’auteur pris au jeu.

Le roman commande à la réalité

Victor Brauner est un peintre qui réalise en 1931 un autoportrait dans lequel il figure avec un œil crevé. Dix ans plus tard, le peintre se fait crever un œil au cours d’une rixe.

D’aussi troublants hasards émaillent la vie et l’œuvre de Romain Gary, qui a été tour à tour officier, diplomate et écrivain, obéissant en cela à l’ambition de sa mère.

Une première inspiration de Romain Gary place en 1952 dans Les couleurs du jour une jeune actrice malheureuse et un mauvais metteur en scène. En 1963 Romain Gary épouse Jean Seberg et devient un piètre cinéaste.

Marcel Aymé publie un livre intitulé Le vin de paris en 1947 dans lequel il est question d’une auréole. Or cette même histoire est racontée dans Tulipe, qui paraît un an avant le livre de Marcel Aymé. Tulipe tire son auréole du manuscrit de jeunesse de Romain Gary qui s’intitulait Le vin des morts.

Enfin, Romain Gary voit surgir Morel de la brousse africaine, échappé des Racines du ciel.

Les racines du ciel, prix Goncourt en 1956, raconte l’histoire d’un homme, Morel, qui sillonne les réserves africaines, fait signer des pétitions pour la défense des éléphants et combat les braconniers et les chasseurs d’ivoire.

Deux ans après la parution de son livre, Romain Gary reçoit une lettre d’un homme nommé Raphael Matta, garde-chasse d’une réserve naturelle en Côte-d’Ivoire. Cet homme se bat contre l’inertie de l’administration et contre les braconniers qui abattent les éléphants pour leur ivoire.

Matta, décrit par la presse comme un homme hâve, maigre, épuisé par le paludisme et la dysenterie mais exerçant une réelle fascination par sa familiarité avec les animaux les plus dangereux, est un personnage plus romanesque encore que Morel. Même le personnage féminin est présent puisque Christine, la femme de Matta, est en Côte-d’Ivoire le soutient du garde-chasse comme Minna est celui de Morel au Tchad.

Paris-Match s’étant saisi de cette incroyable histoire, a publié en 1959 le long récit de l’aventure de Raphael Matta et en 1960 un article de Romain Gary qui raconte sa relation épistolaire avec le garde-chasse.

La réalité dépasse largement la fiction, Raphael Matta étant allé bien au-delà de l’histoire imaginée par le romancier. Il commence par écrire à Romain Gary :

« J’ai besoin de votre aide : les choses se gâtent. Il ne reste plus que vingt éléphants dans ma réserve. L’administration se prétend incapable de m’aider. Faites quelque chose. Si je continue à rencontrer de l’opposition dans les milieux officiels, je vais prendre un camion, des armes, je vais prendre le maquis comme le héros de votre livre. Je vais me faire tuer. Je suis décidé ».

Lorsque le contrat de Raphael Matta arrive à échéance, il n’est pas reconduit par les autorités, et le « député des éléphants devant le parlement mondial » tel qu’il s’intitule lui-même, part seul dans la brousse pour sa dernière expédition[49].

L’auteur pris au jeu

Romain Gary, en écrivant, ne poursuit qu’un but : infléchir la réalité, éventuellement y échapper. Or, après s’être livré pendant trente ans à ce difficile exercice, ce dédoublement devient une nécessité psychologique, un besoin de l’auteur pris au jeu.

Romain Gary a la prescience des modalités qui marqueront sa fin. Il écrit en 1965 dans Pour Sganarelle : « On écrit ce qu’on est avec la nostalgie d’une autre identité, on écrit alors contre ce qu’on est. Ceux qui vous déduisent de votre œuvre ne s’aperçoivent pas de la supercherie[50] ».

L’affaire Ajar/Gary a fait grand bruit dans la presse, beaucoup de gens se sont exprimés sur le sujet, critiques, journalistes, écrivains, et personne n’a pris la mesure de l’aventure humaine qui s’est jouée.

Romain Gary est héritier de Nietzsche et de Prométhée : du premier il prolonge l’écho « ce qui est grand dans l’homme c’est qu’il est un pont et non un but, ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est une transition[51] ».  Du second, il a reçu le feu sacré, et fut cloué à son inexorable destin : incarner à lui seul Prométhée et le vautour.

Conclusion :

En se suicidant, l’auteur torturé, consumé par la passion qui le brûle, s’amnistie lui-même.

Le dernier roman signé Romain Gary, Les cerfs-volants, laisse une impression d’apaisement, de paix intérieure reconquise. Le jeune Ludo, amoureux, ne sort pas traumatisé du Grand vestiaire pourtant occupé par l’armée allemande. Il sait que son cerf-volant est un symbole qui choit dès que le souffle manque.

C’est un roman dédié à la mémoire, qu’il appelle aussi l’espoir : la mémoire est le lieu qui reconstitue le passé, le prolonge et le métamorphose. La mémoire est l’humanité. Les derniers mots de son roman donnent rendez-vous dans la mémoire « … car on ne saurait mieux dire ».

Il faut lire : « J’ai achevé mon œuvre » et comprendre « J’ai achevé ma vie ».

 

[1] La promesse de l’aube p.160

[2] Les cerfs-volants p.26

[3] Le grand vestiaire.

[4] Gros-câlin p.10

[5] Pseudo p 11

[6] Chien blanc p.20

[7] Pseudo p. 53

[8] Les racines du ciel p. 53

[9] Gros câlin p. 20

[10] Chien blanc p.56

[11] Les enchanteurs p.17

[12] Le grand vestiaire p.262

[13] Les enchanteurs p.7

[14] Les enchanteurs p.68

[15] Chien blanc p.83

[16] La promesse de l’aube pp. 165, 166, 167

[17] Les enchanteurs p.140 et 141.

[18] Les cerfs-volants p. 206 et 237

[19] La promesse de l’aube p. 369

[20] La promesse de l’aube p. 15 et 16

[21] La promesse de l’aube p. 228

[22] Tulipe p. 81

[23] Clair de femme p. 15

[24] Les enchanteurs p. 139

[25] Chien blanc p. 35

[26] Gloire à nos illustres pionniers. 1962 

[27] Gloire à nos illustres pionniers. Idem

[28] Les mangeurs d’étoiles p. 66

[29] Gros câlin p. 9

[30] La promesse de l’aube pp. 173 et 184

[31] Pseudo p. 213

[32] Pseudo p. 53

[33] L’angoisse du roi Salomon p. 11

[34] – idem – p. 39

[35] Souligné dans le texte.

[36] L’angoisse du roi Salomon p. 22

[37] Chien blanc p.85

[38] Pseudo p.12

[39] Chien blanc p. 221

[40] L’homme que l’on croyait Pawlovitch p. 75

[41] Le vol du vampire pp. 334 et 335

[42] Pseudo p. 17

[43] – idem – p. 28

[44] – idem –  p. 135

[45] Adieu Gary Cooper p. 81

[46] La Vie devant soi p. 154 et suivantes.

[47] L’homme à la colombe a été publié sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi

[48] Charge d’âme 1977

[49] Raphael Matta est mort dans la brousse en Janvier 1959

[50] Pour Sganarelle p. 14

[51] Ainsi parlait Zarathoustra p. 10

 
 
 
 

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