Mangez des nouilles et évitez l’ennui
A Jean Linard
Dans cette lettre, Vian lui confie des réflexions tout aussi essentielles que futiles, avec une plume acérée et une ironie grinçante dont lui seul a le secret. Un régal !
Mon excellent sireLa formation d’un jeune esprit — fut-il le vôtre — devrait, je le reconnais, requérir plus de soins de ma part et c’est à ce titre que je vous souscris au verdict implicite dans votre récente épître, j’entends celle du 31. Certes, j’aurais dû vous signaler le Grand Horloger ; d’autant qu’il s’agit là de la première traduction mise à mal par mes soins, ce qui donne un intérêt historique à caette publication. Mais diverses considérations me retiennent toujours sur le point de vous signaler mes productions d’un index orienteur : l’impact que risque de produire sur la mentalité des faibles le choc de Beau, n’est-il pas dangereux de le péter et le répéter ? Voilà les cogitations qui m’étreignent lorsque, penché sur cette table de travail dont la surface chaotique est le miroir phydèle de mon âme complexe, je médite sur nos étranges relations, coupées des points lumineux d’exclamation passagère et empreintes d’on ne sait quelle marque bizarre et lunaire qui doit tout son vague à l’état économique du monde actuel, lequel nous impose la visite entrecoupée, le logement distant, et la course aux feuilles d’un mètre par des moyens peu propres à faciliter les échanges intellectuels. Il n’importe, nous vaincrons parce que nous sommes les plus paresseux, et nous tiendrons parce nous sommes les plus entêtés. Qu’importe, également, au regard de cette assurance nôtre, les variations éventuelles du milieu extérieur ? Un jour, vous avez un parapluie, le suivant non ; en quoi cela empêche-t-il Paul Claudel d’être un vieux con ? Les vérités fondamentales restent elles, et ne subissent pas le caprice de leur conditionnement ; c’est ce qui doit vous donner la force de tolérer que je ne sois pas encore le président des Etats-Unis Mondiaux ; mais la chose viendra, vous le savez comme moi.Voilà. Continuez de votre lieux, je veille sur vous d’un oeil vigilant et empreint de bienveillance. Ne vous découragez pas, mangez des nouilles et évitez l’ennui — c’est tellement banal de le ressentir que je me demande comment, un temps de ma vie, j’ai pu sacrifier à cette coutume infâme. Il est vrai que les conditions économiques, fauteuses, seules, de la maladie que l’on nomme travail, sont plus faciles à combattre que les conditions mentales, lesquelles s’abritent souvent fort bien sous des masques objectifs. Ne vous y fiez plus.Je vous en serre des douzaines.
Boris Vian


















