Ce fut un soir en Mars
Le pouvoir rend fou. A un moment donné, le pouvoir n’est plus dans la réalité. Il parle d’une réalité qu’il ne connaît plus, puisqu’il n’est pas dedans. Les gens de pouvoir vivent enfermés dans un autre monde.
Barbara est entrée sur scène comme d’habitude, les paumes de mains tournées vers le ciel, les bras en avant vers le public. Elle s’accompagne au piano avec Gérard Daguerre à la direction musicale et synthétiseurs, Jean Louis Hennequin aux percussions synthétiseurs et cordes et Serge Tomassi à l’accordéon et synthétiseurs. Barbara a chanté avec une force et une facilité déconcertante. Malgré sa grande fatigue elle a bluffé tout le monde. Au moment de présenter ses musiciens, elle a fait venir sur scène l’ensemble de son équipe, techniciens, machinistes, etc… Vers la fin du spectacle elle est descendue dans la salle. C’est la première fois qu’elle descendait dans » la fosse aux lions » durant son spectacle. A la toute fin du spectacle Barbara était au fond de scène, près d’une malle » corsaire » avec déjà les techniciens en train de démonter.
Elle se rappelle à nous. On la rappelle à soi. Une fois, deux fois, dix fois. Et la dame n’en finit pas de parcourir la scène du Vinci, de sa curieuse démarche animale. Pour dire merci à tout : aux gens qui l’applaudissent, aux « bravos » lancés des travées comme à l’opéra, aux bouquets de roses déposées dans un coin, à la vie qui va, à la musique. Comme ces personnes de contes de notre enfance qui dispensent le bonheur autour d’eux, Barbara fait du bien à qui la regarde, la désire de loin, jusqu’à ne plus faire qu’un mentalement avec elle.
Elle pourrait chanter l’annuaire téléphonique, elle collerait le frisson. Elle pourrait jouer les dédaigneuses, on en redemanderait quand même. Mais comme elle ne fait ni l’un ni l’autre, la jubilation ressentie à l’écouter, à la voir déambuler, se lover dans son rocking-chair, se tourner vers ses musiciens, bouger d’une main, se cacher derrière le piano, est totale.
Joyeuse, délivrée, juvénile, sûre d’elle, si proche et si aérienne à la fois, Barbara balance son univers sur les planches : pas le « boulet » lugubre des années qui passent, mais un paquet de souvenirs, d’élans, de notations, de choses intimes et de parfums qui vous mettent le coeur en émoi, et l’envie de ne plus bouger du fauteuil. De rester là, à flâner dans Göttingen, ou rue de la grange aux loups. A espérer « Christine si belle dans son jupon blanc ». Et à pleurer discrètement en attendant que Madame revienne…
» Et quand le 26 mars 1994 après mon dernier concert à Tours, je suis remontée dans la voiture, je peux vous dire que je n’étais plus qu’une femme épuisée, douloureuse, vidée, morcelée, déconstruite. Après cette immense dernière fête, conduite par un Philippe silencieux, accompagnée par ma Béa qui se ratatinait pour ne me déranger en rien, j’étais prostrée, avec tout cet amour, ces regards, vos mains tendues. Mais, malgré ce long deuil que je venais de commencer, au terme de ma belle et intense vie de nomade, j’étais une femme heureuse… «
» Je savais que c’était mon ultime tournée. Alors j’ai chanté chaque soir comme si c’était la première et la dernière fois. J’ai tenu grâce au public et en même temps, j’avais l’impression de ressembler à un gant : comment te dire, tout en moi était retournée… «
» Plus jamais je ne rentrerai en scène. Je ne chanterai jamais plus. Plus jamais revêtir le strass, le pailleté du velours noir. Plus jamais cette attente dans les coulisses, le coeur à rompre. Plus jamais le rideau qui s’ouvre, plus jamais le pied posé dans la lumière sur la note de cymbale éclatée. Plus jamais descendre vers nous, venir à vous pour enfin nous retrouver.
» Je croyais avoir quitté à Tours ceux qui m’aiment, j’ai compris que, pour ne pas leur être infidèle, je leur devais, faute de scène, un disque, mais un disque conçu à la manière d’un récital. »
J’ai reçu beaucoup d’amour et je fais un métier que j’aime. Elle vient aussi de ce que je ne triche pas. Comme je vis seule, je n’ai jamais à tricher devant un autre, ou des autres, et ça, c’est très important. Si en entrant chez vous, vous êtes obligé de faire semblant, c’est fatiguant. Mais, au contraire, si vous apprenez à vous recharger, à repartir vers un silence, une solitude que vous transformez en force… Ma force vient aussi du fait que je suis bien dans mes bottes. Et que je n’ai jamais rien fait par complaisance ou facilité.
La force que j’ai me vient des bonheurs que j’ai connus, et aussi des moments de désespoir que j’ai traversés. Je veux dire aux gens de ne pas baisser les bras, de ne jamais se laisser couler en des tréfonds de tristesse et de malheur. Il faut travailler sans attendre pour que la joie revienne et au matin, on puisse tous sourire à nouveau. Au bout de la nuit, même si tu marches à genoux, tu verras encore le jour se lever.
Quand j’étais à Écluse, un jeune Allemand, très beau, m’avait proposé de venir chanter dans son pays, à Göttingen. Je dis oui. Quand j’arrive, horreur, j’aperçois un piano droit. Mon ami s’excuse, gêné, invoque une grève des transports. Je lui réponds que je ne peux pas chanter avec un piano droit. C’est alors que douze sublimes étudiants m’on apporté à bout de bras un superbe piano à queue. J’ai chanté. Je suis restée huit jours et j’ai écrit pour eux cette chanson, dans un jardin de curé.
Je n’ai pas été faite par la presse. C’est le public qui m’a révélée à moi-même, lorsqu’un soir, il y a deux ans, à Bobino, tout a commencé et que je me suis trouvé bien dans ma peau. Ce qui fait le miracle, c’est le public. Si pendant une heure je fais oublier leurs déclarations d’impôts à dix, cent ou mille personnes, si je les fais rêver, si je leur chante une histoire d’amour qu’ils ont tous vécus, je suis heureuse avec moi-même. Il y a des moments, en scène, ne serait-ce que cinq minutes, où l’on sent la communion. Je suis toujours émerveillée qu’il y ait du monde pour m’écouter.
Je lui dois tout, je lui donne tout, je lui donnerai jusqu’à la dernière goutte de mon sang. Ils savent ça. C’est pour ça qu’ils m’aiment. J’ai attendu cinq ans pour obtenir d’un théâtre qu’on vende les places à un prix raisonnable : à quelqu’un qui vous aime et vient vous voir, on peut demander un effort, pas un sacrifice. Je passe des bras de Saint-Etienne à ceux de Bordeaux… Et je vois aussi les mêmes visages. C’est extraordinaire, ça ! Et je les reconnais toujours, même sur de très longues années, puis je les connais bien, je connais leurs visages… Ils sont d’ailleurs très étonnés parce que je leur dis : » A telle date je vous ai vu et vous vous appelez comme ça » J’ai une grande mémoire de leurs visages.
L’essentiel, c’est de ne pas trahir ma vérité, c’est-à-dire le public. J’ai des relations passionnelles avec lui parce que c’est lui qui m’a faite. Excusez-moi de vous dire ça, mais ce n’est pas la presse, malgré des articles superbes. ce sont les soixante spectateurs de l’Écluse. Je me dis qu’on va leur faire la fête pendant deux heures et que, puisqu’on n’est pas venu uniquement par générosité, on va se faire plaisir aussi. Donc, il ne faut pas rater ça. Alors je m’épargne. Je fais fermer les coulisses. je suis comme un loup. je n’ai jamais vu ma mère avant un spectacle. Il faut avoir la politesse de se présenter quand on se sent bien, quand on peut transmettre la chaleur. Si on ne peut pas donner, il vaut mieux se cacher.
Ce public jeune, il choisit ce qu’il vient entendre. Moi, en plus des gens qui me suivent depuis le début, j’ai toujours eu un public jeune. Mais je pense que les chanteurs auteurs touchent fatalement, un jour, trois générations. Je suis davantage étonnée de voir des gens de mon âge dans la salle que des jeunes. Parce que les gens de mon âge, je me dis qu’ils doivent être las de m’entendre ! Le public comprend. Il sait que je ne suis pas étrange. Il n’est heureusement pas tombé dans le piège du » Vous êtes étrange, mystérieuse » On peut être différent sans pour autant être bizarre. Je connais bien mes fragiles. Il y en a que j’ai connus cassés, et c’est un bonheur de les voir maintenant » J’ai un enfant, je vais bien » Je vois une femme qui a ôté son alliance et qui, sans un mot, me l’a tendu. J’ai couru derrière elle, et elle n’a pas pu parler.
J’ai toujours peur de n’être pas à la hauteur de cet amour-là, de ce désir-là. C’est classique : plus on est attendu, plus on est angoissé et fragile. Quand le rendez-vous d’amour est proche, on a peur. Cette peur, je l’ai toujours, à soixante-trois ans… C’est une vieille compagne ! Le jour où je ne l’aurai plus, j’arrêterai de chanter. Nous n’en sommes pas là ! Ce qui compte, pour préserver cet amour-là, c’est d’être rare, de reprendre un souffle. je crois que, si j’étais plus présente, je risquerais de le perdre encore plus vite. C’est normal qu’on ai peur de perdre un amour. Mais c’est normal aussi qu’on s’absente pour ne pas l’étouffer.
Il est tout pour moi. Nous faisions route ensemble, il y a encore très peu de temps. Je ne ressens ni manque, ni chagrin. C’est comme ces belles grandes fatigues après l’amour.
Avec Göttingen, Chevaux d’écume ou Soleil noir, j’ai fait de la chanson engagée. Engagée d’amour. Mais je ne suis jamais descendue dans la rue avec une chanson. La vie est redoutable. Il faut être en révolte, toujours en révolte contre l’injustice. En dehors de la révolte, je ne suis rien. Oh ! je ne m’engage pas dans les grandes causes. Je ne donne pas ma signature aux manifestations de toutes sortes. Non, ma justice est là, plus près, plus proche de moi, elle est ma porte. Je sais que tout à côté, il y a certainement un homme, une femme, un enfant en détresse. Moi, la détresse je la vois. Je suis d’abord engagée d’amour. Je n’aime pas déterrer les morts des autres pour faire des chansons. Il y a des événements lourds, dont il ne faut pas parler parce que c’est trop grave. On peut dire des choses très belles dans les chansons et se conduire dans la vie comme un salaud.
Je préfère le combat clandestin, dans le quotidien Il est souvent plus efficace que la signature des manifestes. Si j’avais un grand nom, c’est sûr que je devrais en m’engageant publiquement. Mais, à mon niveau, signer, ne serait-ce pas moi la première servie ?
Je ne crois pas au pouvoir des artistes. C’est un faux pouvoir. Mon nom n’est pas assez puissant pour défendre une cause importante. Et puis je crois qu’il y a des combats clandestins beaucoup plus efficaces et moins ostentatoires. Un des rares combats qui m’a toujours trouvée disponible, c’est contre la peine de mort… Et contre la mort des pianos…
Barbara