Mes Chats, mes Amours, mes emmerdes…
Lorsque nous avons demandé à l’attachée de presse du Mercure de France si nous pouvions venir voir la table située dans le hall d’accueil de sa vénérable maison, nous avons senti comme un blanc au téléphone. La table?! Oui, car c’est autour d’elle que tout a commencé. Tout? L’incroyable idylle entre Paul Léautaud, pilier du Mercure, et Marie Dormoy, alias « M.D », amie des arts. Mais lisons plutôt ce que le principal intéressé en disait, à la date du vendredi 13 janvier 1933, dans son Journal particulier: « Ce matin, visite de M.D. J’étais debout devant la grande table, à trier le courrier [...]. Elle se colle à moi et me tend sa bouche. Un baiser. Je passe ma main dans l’échancrure de sa robe et lui pelote un sein. Je bandais déjà. » Bigre de bigre, comme dirait Léautaud!
Quatre-vingts ans plus tard, la grande table noire est toujours là, dans l’entrée du Mercure, au 26, rue de Condé, à l’ombre du théâtre de l’Odéon. On la contourne lentement, en essayant d’imaginer la silhouette un peu frêle de Léautaud plaquant contre lui cette Marie Dormoy plutôt hommasse. Détail pittoresque: au moment du fameux baiser, un sac de croûtons de pain destinés aux chats de l’écrivain est étalé à côté du courrier… De cette « scène de la table » va naître une entreprise littéraire unique en son genre: le fameux Journal particulier, tenu par Léautaud entre 1933 et 1939, dans lequel l’ermite de Fontenay-aux-Roses va consigner cliniquement tous les soubresauts de sa relation avec « M.D » -petits bonheurs, humiliations diverses et exploits sexuels. Le Journal particulier de l’année 1935, inédit, paraît enfin ces jours-ci, un quart de siècle après celui de l’année 1933, réédité pour l’occasion (l’année 1934 a hélas disparu).
Il rêve de lui faire « minette », elle préfère jouer du piano
Journal très particulier, pourrait-on dire, même. Car de la table au lit, il n’y a qu’un pas. Que Paul, 61 ans, écrivain redouté, et Marie, 47 ans, conservatrice à la bibliothèque Jacques-Doucet, sautent allègrement. Enfin, surtout Paul. Elle le découvre « priapique », il la trouve froide comme « du marbre ». Il rêve de lui « faire minette », elle l’agace avec ses interminables morceaux de piano (« J’ai trouvé ça bien bruyant », maugrée-t-il un soir). Il la « pelote » dans un escalier, elle croit qu’il lui ôte une poussière de sa jupe. Voici l’aimable portrait qu’il trace de sa maîtresse à la date du 5 juin 1933: « C’est triste à dire: pas du tout jolie de visage. Elle est, de plus horriblement faite. Pas de taille, pas de hanches, pas de croupe. Aussi grosse en haut qu’en bas. Un gros boudin. » Pourtant, de l’appartement de Marie, près du parc Montsouris, au petit pavillon qu’il habite à Fontenay-aux-Roses avec ses chats, ses chiens et sa guenon, l’auteur du Petit Ami ne rêve que plaisir. « M.D », elle, est la reine de la « migraine ». Elle a l’impression d’avoir « adopté un vieil enfant perdu » -l’un des drames de Léautaud fut d’avoir à peine connu sa mère- qu’elle ne laisse jamais repartir de chez elle sans gamelle de viande ni crème au chocolat. Les deux amants se livrent néanmoins parfois à des « séances » assez hot, allant jusqu’à l’ondinisme. Le diariste note tout: « érection de vingt-cinq minutes », le 27 juin, Marie « bien servie, quatre fois », le 3 mai… Pourtant, rien n’y fait, cette femme à la silhouette flamande n’est décidément « pas son genre ». Et ce Journal particulier ressemble à une sorte d’Amour de Swann moins le style, l’écriture sèche de Léautaud étant aux antipodes de la longue phrase proustienne.
Soudain, au cours de l’année 1935, tout change. « Plus l’intimité grandit, plus le plaisir est grand! » se réjouit l’Alceste de Fontenay-aux-Roses. Maintenant Marie ressemble à une Baigneuse de Renoir, a de « merveilleux seins », un « visage très expressif ». Mieux, l’écouter chanter au piano est un « plaisir »! Il arrive désormais chez elle, comme un soupirant, avec son petit paquet de marrons glacés et son bouquet de fleurs. En retour, décontenancée par l’hygiène douteuse de son amant, Marie lui offre un litre (!) d’eau de Cologne et une couverture pour leurs ébats à Fontenay, lasse de nager parmi les poils de ses chats, qui dorment avec le maître des lieux. « Je l’aime », s’enflamme Léautaud, le 17 janvier 1935, lui pourtant bien peu suspect de sentimentalisme.
Mais il sera dit que le bonheur n’a pas sa place dans cette relation très particulière. Un troisième personnage, odieux, s’invite au coeur de l’histoire: la jalousie maladive de Léautaud. Ce grand solitaire ne supporte pas les relations mondaines de Marie -le marchand d’art Ambroise Vollard, l’écrivain André Suarès et, surtout, le célèbre architecte du Trocadéro, Auguste Perret. Aux « séances » succèdent désormais les scènes. « Elle a encore déjeuné, ce matin, avec Vollard. Elle ne s’en cache jamais. S’il y avait quelque chose? » rumine-t-il le 12 août. Et voilà notre amant jaloux abandonnant sa « ménagerie » -composée, en 1935, de vingt chats, quatre chiens et la guenon…-, le soir, pour filer à Paris vérifier s’il y a bien de la lumière à la fenêtre de Marie!
« Catin, certainement, malgré ses moments charmants. Je me suis encore fourré, là, dans une liaison… Je néglige mes bêtes », soupire-t-il. A peine Marie a-t-elle le dos tourné qu’il fouille dans ses livres de comptes à la recherche de libéralités d’un amant, lui qui, élevé au milieu des prostituées de la rue des Martyrs, ne conçoit les relations amoureuses que sur le mode « catin »-client. A la moindre sonnerie de téléphone il la harcèle. Infernal, il ose même lui faire une scène alors qu’elle va enterrer sa mère une heure plus tard!
Pourquoi la stoïque « M.D » supporte-t-elle tout cela? Parce que, comme dans toute histoire de couple qui se déchire, il y a le problème de la garde de l’enfant. Oh! pas un enfant de chair et d’os -Marie n’en a jamais eu, à son grand désespoir, et Léautaud a dit dans un célèbre aphorisme tout le mal qu’il pensait de ces petits êtres: « Lorsque l’enfant paraît, je prends mon chapeau et je m’en vais! » Non, un enfant de papier: le fameux Journal littéraire de Léautaud, véritable monument sur la vie des lettres de 1893 à 1956, où l’on croise Apollinaire, Valéry, Gide, et où affleure la solitude d’un homme qui préfère les chats aux humains, la bougie à l’électricité et, plus que tout, son indépendance d’esprit aux conventions. Lorsqu’il paraîtra, à partir des années 1950, ce Journal représentera 19 volumes et 6000 pages.
Certaines pages sont dévorées par sa guenon
Mais justement, en 1935, rien ne dit que ce monument, encore à l’état de cahiers et de feuilles volantes, dont certaines pages sont parfois dévorées (au sens propre) par la guenon Guenette, sera publié un jour. C’est là le projet secret de Marie Dormoy, celui pour lequel elle est prête à tout endurer. Plus tard, elle écrira même que c’est le « sauvetage » du Journal littéraire qui fut à l’origine de sa relation avec Léautaud. Entre deux ébats, Marie ne manque jamais d’arracher quelques pages du fameux Journal à dactylographier. Léautaud consent, puis se récrie, puis cède à nouveau, reprend ce qu’il a donné… Il rêve sexe, elle songe littérature.
Alors, « M.D » a une idée lumineuse: et si la bibliothèque du couturier et mécène Jacques Doucet, dont elle est l’un des piliers, rachetait purement et simplement le manuscrit du Journal littéraire? L’entreprise va tourner au feuilleton. Léautaud hésite, mais se laisse fléchir, lorsque son ami Paul Valéry, membre du collège littéraire de la bibliothèque, estime l’ensemble à 100 000 francs. Une somme.
Pour la réunir, Marie Dormoy sollicite quelques riches dames de la haute société. Mais celles-ci veulent juger sur pièces. Et c’est ainsi qu’un beau jour de juin, un trio de femmes du monde monte à Fontenay-aux-Roses pour voir la « chose ». Arrivées devant le pavillon de l’écrivain, rue Guérard, ces dames doivent traverser la forêt vierge du jardin, abandonnant quelques lambeaux de leurs robes Patou ou Lanvin aux ronces. A l’intérieur, l’odeur de chat est si âcre qu’elles s’empressent d’allumer des cigarettes. Devant elles, entre des plumes d’oie et un vague réchaud, un gros paquet d’environ 1 mètre cube entouré de vieux journaux: le fameux Journal littéraire. Elles y jettent un vague coup d’oeil, un peu dégoûtées. Fiasco total. Léautaud, lui, est parti bouder au jardin, assis sur un rondin de bois: « Qu’est-ce que c’est que ces donzelles qui n’ont jamais lu une ligne de ce que j’ai écrit! Qu’on me laisse tranquille », lance-t-il, furieux, à Marie Dormoy.
Négociations rompues. Pour tenter de faire plier Léautaud, le recteur de la Sorbonne, à laquelle la bibliothèque Jacques-Doucet est rattachée, s’en mêle. Il rédige un beau contrat qui précise toutes les modalités pratiques du rachat du Journal. L’écrivain est sur le point de le signer quand, le 12 janvier 1937, passant devant le département sciences de la Sorbonne, il aperçoit un fourgon rempli de chiens, qu’un homme en blouse blanche dirige vers les laboratoires de l’université. « Bandit! » lance Léautaud à l’individu, devinant le cruel destin promis à ces pauvres chiens. Confier ses manuscrits à une institution qui martyrise les animaux? Jamais! Contrat déchiré.
Dans une caisse, le manuscrit suit les routes de l’exode
Il faudra la guerre et l’avancée des troupes allemandes pour que l’ami des bêtes consente à confier le volumineux manuscrit à Marie Dormoy. Au gré de l’exode, la caisse contenant le Journal littéraire va voyager dans le coffre de la voiture de cette dernière: château de Poligny, Limoges, Royan, puis retour dans une cave, à Paris. En 1943, Marie et la bibliothèque Jacques-Doucet parviennent enfin à acheter une partie du manuscrit pour 45 000 francs, donnés de la main à la main à Léautaud. En 1950, ils arracheront le reste pour 110 000 francs. Le Journal littéraire est sauvé.
Reste encore à l’éditer. Marie Dormoy y consacrera trente ans de sa vie, décryptant la petite écriture de son ancien amant. Pourtant, quelques cahiers lui demeureront interdits. Dans sa cession à Jacques Doucet, Léautaud avait en effet pris soin de sceller à la cire les feuillets du fameux Journal particulier, soumis à des dispositions spéciales après sa mort, en 1956. Sans doute a-t-il voulu épargner à la pauvre Marie Dormoy l’épreuve de dactylographier elle-même des passages où elle était si aimablement traitée de « gros boudin »