Ce qui transforme une vie en destin

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« [Ma vie] un roman [...] même une épopée, l’Iliade et l’Odyssée. Il faudrait bien Homère pour la raconter, je ne l’entreprendrai pas aujourd’hui, et je ne veux pas vous attrister. Je suis tombée dans le gouffre. Je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

Camille Claudel, 24 mai 1934.

 

 

Camille   La sœur jalousée de Paul, le poète ambassadeur.
Camille   L’amour fou du génial Rodin.
Camille   La plus talentueuse sculptrice de son temps.
Camille   Une enfant gâtée de la petite bourgeoisie ?, morte de faim chez les fous et mise à la fosse commune.

Qu’est-ce qui transforme une vie en destin ?

Jean-Paul Morel a exhumé les pièces sur l’interminable enfermement de Camille révèle une suite, triste et hélas banale, d’ignorance, de négligences et de lâchetés, de malentendus et de décisions arbitraires, qui ont fait le malheur d’une femme et créé le mythe tragique. Déclarée morte en 1920, alors qu’elle ne s’éteint qu’en 1943, Camille Claudel fut sacrifiée sur l’autel des convenances, après une « mise au tombeau » longue de trente ans.
Ces documents fascinants jettent aussi une lumière exceptionnelle sur l’état de la psychiatrie française au début du XXe siècle.

On connaît la vie de Camille Claudel par les versions romancées, théâtrales, cinématographiques et même chorégraphiques qui en ont été proposées.

Au cœur de ces récits, ses amours avec Auguste Rodin, que Paul Morand résume ainsi dans ses mémoires : « […] c’est une histoire très triste. Cette fille est sa meilleure élève ; elle a du génie ; elle est très belle, et elle l’aime ; mais elle est folle. Elle s’appelle Camille Claudel. » La beauté, le génie, l’amour et la folie : voilà de quoi forger une belle légende.

Hors de cette vision romantique cependant, la vérité sur Camille Claudel est complexe à rétablir. Sa vie ressemble à un puzzle, avec bien des pièces manquantes, certaines cachées, d’autres déformées.

Au terme d’une longue enquête, Jean-Paul Morel nous livre enfin un dossier complet. Il s’est employé à exhumer toutes les pièces : correspondances officielles et privées, archives médicales, articles de presse… Autant d’éléments jusqu’ici dispersés, censurés ou mal transcrits, voire tout à fait inédits, qu’il s’est efforcé de rétablir dans leur intégrité. La plupart de ces documents sont livrés volontairement sans commentaires ou interprétation : c’est au lecteur qu’il appartiendra de se faire sa propre opinion sur la tragédie que fut la vie de Camille Claudel.

Bien des légendes se trouvent mises à mal dans Camille Claudel, une mise au tombeau.
Non, Rodin n’a pas été l’infâme exploiteur machiste dont Paul Claudel, puis sa fille Reine-Marie Paris, ont voulu faire l’unique responsable du “déraillement” de Camille. Il a même été le premier, dès 1895, à s’être rendu compte de son état et à avoir tenté de l’aider. Obligé de se déguiser sous un nom d’emprunt, Rodin n’a cessé jusqu’à sa mort de lui venir financièrement en aide, chaque fois qu’il a été averti de sa détresse, comme le révèlent ses archives au musée Rodin.
Et non, Camille n’a pas été l’artiste “maudite”, incomprise et vivant dans la misère. Si elle a eu effectivement quelque mal à obtenir des commandes publiques de l’État, c’est au premier chef parce que le ministère de Beaux-Arts, et le musée du Luxembourg – contrôlés par l’Institut – étaient peu ouverts aux femmes et à la création contemporaine. En revanche, Rodin lui a tôt apporté le soutien de riches mécènes.
Féministe, comme certain(e)s l’auraient souhaité ? Elle ne l’a pas davantage été : Camille rêvait de se marier et – à l’instar de Rachilde qui entendait être reconnue comme “homme de lettres” – voulait tout bonnement, pour sa part, être reconnue comme sculpteur.

Sa famille lui a-t-elle maintenant apporté tout le soutien qu’elle pouvait en attendre ?
Les preuves du contraire sont plus accablantes qu’on ne l’imaginait. Camille a bien été “aliénée”, mise hors circuit, à l’écart du monde, par la volonté délibérée de sa mère. Son frère Paul, beaucoup plus préoccupé par sa carrière diplomatique et par son œuvre, n’a fait que prendre le relais. Douze visites, courtes, en trente ans !
Dans les faits, internée en 1913, Camille n’est pas morte en 1920, comme l’ont longtemps écrit les dictionnaires, mais en 1943. Et pas de vieillesse ni même de folie, mais de la malnutrition qui sévissait dans les hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation, et de l’abandon où l’avait laissée sa famille, en la personne alors de son frère Paul. Celui-ci, quoiqu’habitant à Brangues, près de Chambéry, à 300 kilomètres d’Avignon, ne jugea jamais nécessaire, malgré les appels de détresse des médecins, de faire le déplacement, pas plus que d’apporter à sa sœur les compléments nutritionnels qui auraient sans doute pu la sauver. Camille a donc bien été mise au mouroir, mise au tombeau. Jusqu’à ce que ses restes mêmes disparaissent.
Enfin, dernier coup porté à l’édifice derrière lequel la famille entendait s’abriter : la maladie mentale. Certes, il n’existait pas à l’époque de traitement approprié ; mais la thèse publiée par les docteurs Sérieux et Capgras en 1909 (soit, quatre ans avant son internement) sur ce qu’on appelait alors les “délires d’interprétation”, précise que ce type de maladie ne nécessite nullement un internement asilaire, et que ces malades peuvent très bien poursuivre une vie sociale quasi normale.

Paradoxalement, son internement, et l’interdit édicté par la mère de Camille sur sa correspondance, ont sauvé bien des pièces de l’oubli ou de la destruction. Témoignage prémonitoire, ces lignes d’Eugène Blot, le fondeur de Camille, dans une lettre retenue par l’administration asilaire :

« Un jour que Rodin me rendait visite, je l’ai vu soudain s’immobiliser devant ce portrait [L’Implorante ***], le contempler, caresser doucement le métal et pleurer. Oui, pleurer. Comme un enfant. Voilà quinze ans qu’il est mort. En réalité, il n’aura jamais aimé que vous, Camille, je puis le dire aujourd’hui. […] Oh ! je sais bien, Camille, qu’il vous a abandonnée, je ne cherche pas à le justifier. Vous avez trop souffert par lui. Mais je ne retire rien de ce que je viens d’écrire.


LE TEMPS REMETTRA TOUT EN PLACE
. »

Lettre à Camille Claudel, 3 septembre 1932.

 

*** L’Implorante

Dans ce groupe en bronze exposé au Musée d’Orsay, Camille Claudel transpose toute la souffrance que difficilement elle endure suite à sa rupture avec son vénéré maître Rodin et auguste amant qu’elle représente  en homme mûr tiraillé entre une ancienne maîtresse qui cherche à l’emporter et la jeunesse qu’elle incarne elle-même dans cette figure éplorée, « l’implorante » selon ses propres termes, qui tend les bras dans un mélange d’espoir et de résignation vers la main de celui en qui elle voua un amour inconditionnel…

 

*** L’Age mûr

 

Après la rupture entre Camille Claudel et Rodin, ce dernier essaya de l’aider par personne interposée et obtint du directeur des Beaux-Arts une commande de l’Etat. L’âge mûr fut commandé en 1895, exposé en 1899, mais le bronze ne fut jamais commandé et le plâtre ne fut jamais livré par Camille Claudel. C’est le capitaine Tissier qui finalement commanda le premier bronze en 1902.

Le groupe évoque l’hésitation de Rodin entre son ancienne maîtresse, qui devait l’emporter, et Camille qui, pour le retenir, se penche en avant. Au-delà de son histoire personnelle, Camille réalise une oeuvre symbolique qui entraîne une méditation sur les rapports humains. Elle-même s’y incarne sous les traits d’un personnage qu’elle nomme l’Implorante, marquant ainsi le tragique attaché à sa destinée.

L’homme à la fin de sa maturité est vertigineusement entraîné par l’âge tandis qu’il tend une main inutile vers la jeunesse. Les figures nues sont entourées de draperies volantes qui accentuent la rapidité de la marche. Les grandes obliques fuient.

 

Paul Claudel en parlait ainsi : « Ma soeur Camille, Implorante, humiliée à genoux, cette superbe, cette orgueilleuse, et savez-vous ce qui s’arrache à elle, en ce moment même, sous vos yeux, c’est son âme ».

… A croire que Paul Claudel, lui n’en avait pas…

 

 

 

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Ces lignes, que leur destinataire n’a jamais pu lire, nous parviennent à soixante-dix ans de distance, avec les autres pièces d’un puzzle dispersées ou déformées au fil du temps, forçant la “conspiration du silence” plus ou moins délibérément orchestrée. Et on voulait encore nous faire accroire que tout avait déjà été dit…

 

Non je n’avais pas vu dans vos yeux ce feu mourant
Et cette île où des futurs se taisent
Le ressac des vagues impudiques de la folie

Non je n’ai pas entendu les mots de vos lèvres
Le jour venant où s’abandonnent les heures
Et faisant ce que sait faire le temps
A l’ombre d’un idéal regard
J’aime à me dire que dans ces yeux
Souvent je puise mon encre

O ma silencieuse

Dites-moi ces profondeurs où vous vous penchez
Qu’il est des paradis fertiles où nul ne se perd
Qu’il est des flots apaisés
Qu’il est un vent caressant qui ne pleure plus

Non je n’ai pas su vos amours silencieuses
Et vos orages se perdre là-bas dans vos noirs soleils
Ces nuits endeuillées s’abandonner peu à peu
Sur vos prunelles

Hier n’est plus déjà
S’enfuient les cœurs
Les amours
Au bal des
Feuilles
Mortes

 

Mémoires des Arts
“Il s’agit incontestablement de l’étude la plus approfondie, la mieux documentée, la plus impartiale, jamais publiée sur Camille Claudel.”

Mémoire des Arts, novembre/décembre 2009

Le Magazine des Livres
“Au premier coup d’oeil, le livre déroute et présente des aspects rébarbatifs si l’on se contente de le feuilleter distraitement (…) Pourra-t-on réellement s’intéresser à ce genre de pensum touffu ? La réponse est oui, car, d’emblée, nous sommes happés par les engrenages d’un authentique drame personnel.”

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